Dans Sleeping with the devil, Aaron Vincent Elkaim, un photographe documentaire venu de Toronto, s’intéresse à la communauté d’autochtones vivant à Fort McKay, en Alberta, dans l’ouest du Canada – l’un des lieux les plus pollués de la planète. Interview avec un auteur engagé.
Fisheye : Te souviens-tu de tes premiers pas en photographie ?
Aaron Vincent Elkaim : J’ai commencé la photographie avant l’ère numérique. Ma fascination pour le médium est venue d’une envie de capturer la beauté de mon environnement : les couchers de soleil, les fleurs, les instants et les gens. Lorsque j’avais 20 ans, je suis parti en voyage en Thaïlande et je me suis offert un petit compact Olympus pour documenter mon périple. C’est à ce moment que mon obsession est née. En rentrant, ma petite amie de l’époque m’a offert des cours d’introduction à la photographie dans une école locale. À mes 25 ans, j’ai enfin réalisé que le 8e art pouvait être un outil me permettant de raconter des histoires et susciter une prise de conscience sociale.
Comment construis-tu tes séries personnelles ?
Je développe une approche relativement empirique et subjective. Si je souhaite toujours faire passer un message à travers mes travaux, j’essaie de ne pas me limiter à une représentation superficielle du problème. Le meilleur moyen de me plonger dans un sujet ? Passer du temps au cœur du récit. Pour raconter une histoire, il faut pouvoir la comprendre, observer, écouter et créer des liens. C’est pareil avec la photographie : je dois apprendre à faire confiance, et laisser le temps aux choses d’évoluer. C’est leur transformation qui mène à la création d’un projet abouti. Au lieu de me faire tout petit, j’apprends à connaître mon sujet, développant ainsi une certaine empathie.
Quand est née ta série Sleeping with the devil ?
J’ai débuté la série en 2011. Alors que je vivais à Toronto, j’ai découvert une communauté des Premières Nations (communautés d’autochtones canadiens) nommée Aamjiwnaang qui m’a intéressé. J’avais appris qu’elle vivait dans une réserve entourée par la Vallée Chimique, un lieu dominé par les industries pétrochimiques. En parallèle, j’ai fait des recherches sur les sables bitumineux d’Alberta (l’un des endroits les plus pollués de la planète) et j’ai appris que la Première Nation Fort McKay habitait là-bas, emprisonnée dans cet environnement toxique. J’ai immédiatement décidé de m’y rendre, afin d’en apprendre davantage sur la vie de cette communauté.
Comment se sont passées tes recherches sur le terrain ?
Je me dis toujours que le meilleur moyen d’apprendre à connaître un territoire passe par ses habitants, en particulier les personnes âgées, qui ont assisté à beaucoup d’événements. Trouver les bonnes personnes, gagner leur confiance et les convaincre de se confier peut prendre du temps. J’ai eu la chance de rencontrer des gens généreux qui ont partagé leurs connaissances avec plaisir. Si je n’ai pas forcément incorporé d’éléments historiques dans mon récit, connaître le passé d’un endroit est primordial : cela construit ma vision d’une communauté, et influence mes images.
Peux-tu nous raconter ta rencontre avec la communauté ?
Tout a commencé avec un homme, appelé Mark L’Hommecourt. Je l’ai rencontré deux semaines après mon arrivée. Il pensait que j’étais un dealer et m’avait suivi en voiture jusqu’à ce que je m’arrête pour lui parler ! Lorsqu’il a compris que j’étais photographe, il m’a invité chez lui et m’a présenté à sa mère et son beau-père, puis à d’autres membres de Fort McKay. J’ai finalement passé quatre mois en Alberta durant mon premier voyage. Beaucoup étaient très enthousiastes, et comprenaient que leur mode de vie était un problème complexe. Si beaucoup estimaient qu’il était trop tard pour changer quoi que ce soit, d’autres voulaient se battre pour préserver ce qu’il restait de leur terre.
Comment a évolué ta vision du sujet ?
Au départ, je le percevais de manière très manichéenne : une communauté d’autochtones avait été envahie par une industrie qui pollue et détruit leur territoire, leur culture et leurs traditions. Mais j’ai vite réalisé que le problème était bien plus complexe. À Fort McKay, la communauté a essayé de tirer profit de cette opportunité économique, et est même traitée comme un partenaire par l’industrie. Grâce à cet accord, les habitants se sont libérés de la pauvreté qui entrave la plupart des Premières Nations. Un véritable sacrifice, puisqu’ils ont dû en échange dire adieu à leur terre, qui meurt petit à petit, et vivre dans un lieu toxique, les rendant malades.
Cette décision est-elle liée au passé colonialiste canadien ?
Oui, certainement. Sans cette domination colonialiste, je doute que les peuples indigènes aient accepté la destruction de leur eau, de leur territoire. Mais après des années de violence et de discrimination, ils ne croient plus avoir suffisamment de pouvoir pour s’y opposer. Et comme nous tous, la perspective d’une économie stable, de revenus suffisants pour s’occuper de leurs familles les a séduits. En perdant la capacité de se nourrir de leur terre, ils n’ont eu d’autres choix que de se joindre au système détruisant leur monde.
Ce choix est-il universel, selon toi ?
C’est ce que je voulais souligner à travers cette série : ce que vit ce petit groupe de 800 personnes n’est pas différent de ce qui arrive partout dans notre monde industrialisé. Nous sommes tous les enfants de mère Nature, ses terres et ses eaux sont plus sacrées que toute église, temple ou mosquée. Elle nous a donné naissance, nous a nourris et devrait être sacrée. Pourtant, nous sommes tous complices de sa destruction, parce que nous ne pensons pas avoir le choix. Il est vrai que nous ne réalisons peut-être pas tous notre rôle dans sa décomposition, mais notre confort contribue à la destruction de l’environnement, au réchauffement climatique, à la déforestation, à la pollution, à la prolifération des cancers… Nous avons tous « pactisé avec l’ennemi » (Sleeping with the devil, en français) sans vraiment avoir le choix. Mais, en sensibilisant le public, nous nous rendrons peut-être compte que nous avons plus de pouvoir que nous le croyons. Le futur n’a pas à être si noir…
© Aaron Vincent Elkaim