« Elle disait que c’est la première fois de sa vie où elle s’est rendu compte de la chance d’être seule dans sa tête, du bonheur que personne ne puisse lire ses pensées. »
Cette semaine, nous vous plongeons dans l’œil de Pablo Saavedra de Decker. À l’occasion de la rétrospective que la Maison européenne de la photographie consacre à Marie-Laure de Decker, son fils nous révèle les secrets d’un des tirages exposés jusqu’au 28 septembre 2025.
En ce moment même, la MEP consacre une importante rétrospective à l’œuvre de Marie-Laure de Decker. Après être parvenue à s’imposer dans un milieu au sein duquel peu de femmes évoluaient alors, la photojournaliste a élaboré un corpus de plus de 20 000 images faisant dialoguer l’histoire et l’intime. À l’époque, elle a ainsi su se distinguer de ses pairs en plaçant l’être humain au cœur de sa pratique. Celles et ceux qui posaient pour ses portraits vivaient dans des zones de conflits ou des terrains de luttes sociales. Parfois, il s’agissait de personnes d’origine modeste travaillant dans des filatures de coton, des mines ou des usines. D’autre fois, des figures connues, appartenant au monde de l’art ou encore à la politique, apparaissaient sur ses clichés. Qu’importe ses modèles, la photographe portait toujours le même regard sensible sur l’existence. Aujourd’hui, son fils, Pablo Saavedra de Decker, qui s’occupe de ses archives, nous raconte les dessous d’un tirage historique, réalisé au Chili.
L’assassinat du gouverneur de Santiago
« Cette image résonne beaucoup en moi. Quand j’avais six mois, mes parents sont partis au Chili. Mon père venait de là-bas. Il avait passé quatre ans dans les camps de concentration qui se trouvent dans le nord, dans le désert. Il avait été torturé pendant trois mois. Après cela, il est devenu chef de la branche armée du Mouvement de gauche révolutionnaire chilien (MIR) en Europe. À ce moment-là, ce parti politique a d’envoyé des militants sur place pour perpétrer des actions. L’une d’elles consistait en l’assassinat du gouverneur de Santiago qui, six mois auparavant, lors d’une manifestation, avait fait tuer une soixantaine de personnes. En représailles, le MIR a décidé de l’exécuter. Depuis la France, ils ont organisé l’attentat contre ce militaire.
Sur la photo que l’on voit ici, prise par Marie-Laure, Pinochet porte le cercueil de ce gouverneur. Elle disait que c’est la première fois de sa vie où elle s’est rendu compte de la chance d’être seule dans sa tête, du bonheur que personne ne puisse lire ses pensées. Si l’on résume, là, elle a immortalisé l’un des pires dictateurs de l’histoire de ces cinquante dernières années en train de porter le cercueil d’un homme qui a été assassiné par le père de son enfant.
Je suis donc issu de ces deux personnes, qui sont des gens très engagés dans la lutte. Si le photographe avait été mon père, je ne pense pas que j’aurais eu le même élan pour partager ce travail, mais leur combat me donne des ailes, me porte. Tout ce que j’ai à faire autour de cette archive est finalement quelque chose d’extrêmement aisé, de très léger. C’est un honneur pour moi de montrer au monde qui était ma mère, qui était cette femme. »