Samuel Fordham, artiste visuel installé à Bristol, présentera, dans le cadre de la Carte Blanche étudiants de Paris Photo, un projet extrêmement personnel. Dans C-R92/BY, il dénonce la politique migratoire britannique qui sépare des familles – et peut-être la sienne. Entretien.
Fisheye : Comment es-tu devenu photographe ?
Samuel Fordham : Je me suis toujours considéré comme quelqu’un de visuel. Lorsque j’étais enfant, je passais des heures à imaginer des images, et à me mettre en scène dedans, tandis qu’elles restaient immobiles. Je pense que ce souvenir ne m’a jamais quitté : la photographie me permet de vivre ma vie d’une manière unique. Pourtant, j’ai commencé ma carrière en travaillant dans les arts dramatiques et la musique. C’est à mes trente ans que j’ai sauté le cap, en décidant de me consacrer à l’art visuel.
Comment as-tu développé ton esthétique ?
Mes projets commencent toujours par des recherches, puisque je m’intéresse aux enjeux sociopolitiques contemporains. Les comprendre est la clé pour construire une approche conceptuelle et un langage visuel cohérents. Je pars toujours d’une émotion personnelle, afin de trouver une certaine universalité dans ma propre situation.
Très rapidement, j’ai décidé de me distancer du paysage visuel connu. Si la photographie semble toujours respecter une certaine esthétique, il n’est pas rare de voir des myriades d’approches et de médiums utilisés dans l’art en général. C’est un mode de pensée qui me correspond davantage.
De quoi traite ta série C-R92/BY ?
C-R92/BY
s’intéresse aux lois du Royaume-Uni concernant la migration des familles. Aujourd’hui, si un résident britannique choisit de se marier à une personne ne faisant pas partie de l’Espace économique européen, il doit respecter certains critères lui permettant de garder son époux ou son épouse sur le territoire britannique. Parmi ses critères se trouve le Minimum Income Requirement (l’exigence d’un revenu minimum) : si l’on ne gagne pas suffisamment d’argent, notre mari ou femme est déporté, et notre droit d’avoir une famille est détruit. Or, plus de 40% de la population du pays ne peuvent atteindre ce seuil financier. J’ai découvert cette injustice lorsque je me suis moi-même marié, et je développe ce projet depuis maintenant 18 mois.
Il s’agit donc d’une série très personnelle.
En effet, il y a de fortes chances que ma femme soit déportée si mon revenu n’est pas jugé suffisant par le gouvernement, tout comme les époux et épouses des personnes que j’ai rencontrées au cours du projet. Et, comme eux, nous avons un enfant. Lorsque je discute de cette loi avec des Britanniques, personne ne semble croire que notre gouvernement sépare parents et enfants. C’est pourtant le cas, et il est nécessaire de réagir.
Comment as-tu rencontré les différents protagonistes de C-R92/BY ?
J’ai travaillé avec une organisation militante nommée Reunite Families UK, qui est très active et réalise des actions incroyables pour se battre contre ce problème. Je suis également en relation avec l’association caritative Joint Council for the Welfare of Immigrations, qui aide les migrants dont les droits ont été bafoués. La plupart des gens réagissent de manière positive lorsque je leur propose une collaboration, bien que certaines personnes soient effrayées à l’idée de s’opposer au gouvernement alors que leur dossier est toujours en attente d’approbation.
Chaque image de la série est unique. Peux-tu nous expliquer ton processus de création ?
I Thought I Would Sit Here and Look Out Over the Fjord for the Last Time, 2018
, (Je me suis dit que je m’assiérais bien ici, pour regarder le Fjord une dernière fois, ci-dessus) par exemple, met en lumière l’aspect artificiel d’une photographie, et interroge la possibilité de développer une relation à travers une simple image. Les points ont été créés en recouvrant le cliché de notre formulaire de candidature pour un Visa, et en marquant les endroits où nous avions renseigné nos données. J’ai ensuite décidé d’enlever toute trace du Visa afin de créer une œuvre aux multiples lectures – j’aime cultiver une certaine ambiguïté.
Avec For One to Two Years My Daughter Had Little Real Contact with Her Father, 2018 (De ses un an à ses deux ans, ma fille a eu très peu de contact avec son père) est quant à elle une image très sombre. Je me suis inspiré de la peinture Blue Devils de Chris Ofili – une œuvre presque monochrome utilisant très peu de bleus différents, rendant le tableau presque illisible et forçant le regardeur à l’observer longtemps. Ce cliché a été réalisé après avoir entendu le témoignage d’un père racontant que sa petite fille ne dessinait qu’au crayon noir à la crèche : j’ai immédiatement su que l’histoire et l’esthétique se marieraient parfaitement.
As-tu eu des surprises durant ce travail ?
J’ai été absolument choqué et ému par la force et la résilience des Britanniques et de ceux qui dédient leur temps libre à se battre pour cette cause. Lutter contre un organisme aussi puissant que le Ministère de l’Intérieur n’est pas chose facile, cela demande du courage et une patience infinie.
Que souhaitais-tu donner à voir à travers tes images ?
Je voulais à tout prix attirer l’attention du public sur ce problème, puisque lorsque le Royaume-Uni quittera l’Union européenne, ces lois s’appliqueront à tous les citoyens ne résidant pas dans le pays. Je souhaitais également mettre en lumière notre capacité à construire des relations grâce aux images – il s’agit de quelque chose que nous faisons tous, indépendamment de ce projet – sans pour autant songer aux conséquences.
© Samuel Fordham