« Personne ne semble croire que le gouvernement britannique sépare parents et enfants »

15 octobre 2019   •  
Écrit par Lou Tsatsas
« Personne ne semble croire que le gouvernement britannique sépare parents et enfants »

Samuel Fordham, artiste visuel installé à Bristol, présentera, dans le cadre de la Carte Blanche étudiants de Paris Photo, un projet extrêmement personnel. Dans C-R92/BY, il dénonce la politique migratoire britannique qui sépare des familles – et peut-être la sienne. Entretien.

Fisheye : Comment es-tu devenu photographe ?

Samuel Fordham : Je me suis toujours considéré comme quelqu’un de visuel. Lorsque j’étais enfant, je passais des heures à imaginer des images, et à me mettre en scène dedans, tandis qu’elles restaient immobiles. Je pense que ce souvenir ne m’a jamais quitté : la photographie me permet de vivre ma vie d’une manière unique. Pourtant, j’ai commencé ma carrière en travaillant dans les arts dramatiques et la musique. C’est à mes trente ans que j’ai sauté le cap, en décidant de me consacrer à l’art visuel.

Comment as-tu développé ton esthétique ?

Mes projets commencent toujours par des recherches, puisque je m’intéresse aux enjeux sociopolitiques contemporains. Les comprendre est la clé pour construire une approche conceptuelle et un langage visuel cohérents. Je pars toujours d’une émotion personnelle, afin de trouver une certaine universalité dans ma propre situation.

Très rapidement, j’ai décidé de me distancer du paysage visuel connu. Si la photographie semble toujours respecter une certaine esthétique, il n’est pas rare de voir des myriades d’approches et de médiums utilisés dans l’art en général. C’est un mode de pensée qui me correspond davantage.

© Samuel Fordham© Samuel Fordham

De quoi traite ta série C-R92/BY ?

C-R92/BY

s’intéresse aux lois du Royaume-Uni concernant la migration des familles. Aujourd’hui, si un résident britannique choisit de se marier à une personne ne faisant pas partie de l’Espace économique européen, il doit respecter certains critères lui permettant de garder son époux ou son épouse sur le territoire britannique. Parmi ses critères se trouve le Minimum Income Requirement (l’exigence d’un revenu minimum) : si l’on ne gagne pas suffisamment d’argent, notre mari ou femme est déporté, et notre droit d’avoir une famille est détruit. Or, plus de 40% de la population du pays ne peuvent atteindre ce seuil financier. J’ai découvert cette injustice lorsque je me suis moi-même marié, et je développe ce projet depuis maintenant 18 mois.

Il s’agit donc d’une série très personnelle.

En effet, il y a de fortes chances que ma femme soit déportée si mon revenu n’est pas jugé suffisant par le gouvernement, tout comme les époux et épouses des personnes que j’ai rencontrées au cours du projet. Et, comme eux, nous avons un enfant. Lorsque je discute de cette loi avec des Britanniques, personne ne semble croire que notre gouvernement sépare parents et enfants. C’est pourtant le cas, et il est nécessaire de réagir.

Comment as-tu rencontré les différents protagonistes de C-R92/BY ?

J’ai travaillé avec une organisation militante nommée Reunite Families UK, qui est très active et réalise des actions incroyables pour se battre contre ce problème. Je suis également en relation avec l’association caritative Joint Council for the Welfare of Immigrations, qui aide les migrants dont les droits ont été bafoués. La plupart des gens réagissent de manière positive lorsque je leur propose une collaboration, bien que certaines personnes soient effrayées à l’idée de s’opposer au gouvernement alors que leur dossier est toujours en attente d’approbation.

© Samuel Fordham

Chaque image de la série est unique. Peux-tu nous expliquer ton processus de création ?

I Thought I Would Sit Here and Look Out Over the Fjord for the Last Time, 2018

, (Je me suis dit que je m’assiérais bien ici, pour regarder le Fjord une dernière fois, ci-dessus) par exemple, met en lumière l’aspect artificiel d’une photographie, et interroge la possibilité de développer une relation à travers une simple image. Les points ont été créés en recouvrant le cliché de notre formulaire de candidature pour un Visa, et en marquant les endroits où nous avions renseigné nos données. J’ai ensuite décidé d’enlever toute trace du Visa afin de créer une œuvre aux multiples lectures – j’aime cultiver une certaine ambiguïté.

Avec For One to Two Years My Daughter Had Little Real Contact with Her Father, 2018 (De ses un an à ses deux ans, ma fille a eu très peu de contact avec son père) est quant à elle une image très sombre. Je me suis inspiré de la peinture Blue Devils de Chris Ofili – une œuvre presque monochrome utilisant très peu de bleus différents, rendant le tableau presque illisible et forçant le regardeur à l’observer longtemps. Ce cliché a été réalisé après avoir entendu le témoignage d’un père racontant que sa petite fille ne dessinait qu’au crayon noir à la crèche : j’ai immédiatement su que l’histoire et l’esthétique se marieraient parfaitement.

As-tu eu des surprises durant ce travail ?

J’ai été absolument choqué et ému par la force et la résilience des Britanniques et de ceux qui dédient leur temps libre à se battre pour cette cause. Lutter contre un organisme aussi puissant que le Ministère de l’Intérieur n’est pas chose facile, cela demande du courage et une patience infinie.

Que souhaitais-tu donner à voir à travers tes images ?

Je voulais à tout prix attirer l’attention du public sur ce problème, puisque lorsque le Royaume-Uni quittera l’Union européenne, ces lois s’appliqueront à tous les citoyens ne résidant pas dans le pays. Je souhaitais également mettre en lumière notre capacité à construire des relations grâce aux images – il s’agit de quelque chose que nous faisons tous, indépendamment de ce projet – sans pour autant songer aux conséquences.

© Samuel Fordham

© Samuel Fordham© Samuel Fordham
© Samuel Fordham© Samuel Fordham

© Samuel Fordham

© Samuel Fordham

Explorez
Le Liban suspendu de Charbel Alkhoury 
© Charbel Alkhoury
Le Liban suspendu de Charbel Alkhoury 
Avec Not Here Not There, l’artiste visuel libanais Charbel Alkhoury propose un ouvrage bouleversant, à mi-chemin entre mémoire intime et...
08 août 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Chloe Sharrock : chants de bataille
© Chloe Sharrock / MYOP
Chloe Sharrock : chants de bataille
Photojournaliste de profession, Chloe Sharrock a couvert de nombreux conflits. Dans Il hurlait encore, la membre de l’agence MYOP...
07 août 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Visa pour l’image 2025 : récits d’un monde en crise
Des chèvres se tiennent près d’une maison alors que l’incendie de Thompson progresse à Oroville. 2 juillet 2024. © Josh Edelson / AFP
Visa pour l’image 2025 : récits d’un monde en crise
Du 30 août au 14 septembre 2025, Perpignan accueille la 37e édition de Visa pour l’image, le grand rendez-vous international du...
06 août 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
5 questions à Nyo Jinyong Lian : la fiction pour (re)faire société
Intrusion, de la série Trust Me © Nyo Jinyong Lian
5 questions à Nyo Jinyong Lian : la fiction pour (re)faire société
L’artiste chinoise Nyo Jinyong Lian, récemment diplômée des Beaux-Arts de Paris et lauréate du prix Jeunes Talents 2025 des Agents...
06 août 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Les images de la semaine du 4 août 2025 : revoir le monde
Metropolis III, 1987 © Beatrice Helg
Les images de la semaine du 4 août 2025 : revoir le monde
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, les photographes de Fisheye nous invitent à porter un autre regard sur le monde selon des...
10 août 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Chiara Indelicato, voix de Stromboli
© Chiara Indelicato, Pelle di Lava
Chiara Indelicato, voix de Stromboli
Exposée à la galerie Anne Clergue, à Arles, jusqu’au 6 septembre 2025, Pelle di Lava, le livre de Chiara Indelicato paru cette année chez...
09 août 2025   •  
Écrit par Milena III
Axelle Cassini : se rencontrer dans l'autre
Autoportrait © Axelle Cassini
Axelle Cassini : se rencontrer dans l’autre
Comment s’auto-représenter ? Quel lien entre image et identité ? Axelle Cassini, à travers son œuvre poétique et nuancée, explore ces...
08 août 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Le Liban suspendu de Charbel Alkhoury 
© Charbel Alkhoury
Le Liban suspendu de Charbel Alkhoury 
Avec Not Here Not There, l’artiste visuel libanais Charbel Alkhoury propose un ouvrage bouleversant, à mi-chemin entre mémoire intime et...
08 août 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas