« L’imagination est plus importante que la connaissance », affirmait Albert Einstein en 1929 lors d’une interview au Philadelphia Saturday Evening Post. Qu’en est-il réellement ? Lorsque l’imaginaire et la photographie se rencontrent, d’anciens paradoxes ressurgissent et l’on se prend à rêver à de nouveaux possibles. Décryptage.
Et si la photographie avait tué nos mondes fictifs ? « Nous avions toujours eu jusqu’ici une réserve d’imaginaire – or le coefficient de réalité est proportionnel à la réserve d’imaginaire qui lui donne son poids spécifique. Ceci est vrai de l’exploration géographique et spatiale aussi : lorsqu’il n’y a plus de territoire vierge, et donc disponible pour l’imaginaire, lorsque la carte couvre tout le territoire, quelque chose comme le principe de réalité disparaît […] C’est la fin de la métaphysique, c’est la fin du phantasme, c’est la fin de la science-fiction, c’est l’ère de l’hyperréalité qui commence », annonçait Jean Baudrillard dans Simulacres et simulations, en 1981. Plus tard, dans Cool Memories II, 1987-1990, le philosophe français précise : « Rien ne s’imagine plus, puisque tout se visualise.» Poète·esses, anthropologues, sociologues ou encore philosophes… Nombreux·ses sont les théoricien·nes qui s’inquiètent d’une fin possible de l’imaginaire.
Julie de Waroquier, philosophe et photographe, pointe un élément historique important : « Jean Baudrillard, Susan Sontag…Quand les auteurices s’emparent de cette thématique, c’est avec un point de vue plutôt négatif. Un ancien présupposé demeure : la photographie est une empreinte, soumise au réel. Ainsi, en redoublant le monde en moins bien – puisqu’il existe trop d’images de la réalité – la photographie tuerait l’imagination. » Il est vrai que le paradoxe qui découle de la définition même du médium biaise notre réflexion. Il est commun de caractériser la photographie comme un ensemble d’images qui seraient la représentation de la réalité. Et en même temps, la photographie est considérée comme un fabuleux outil capable de composer de nouvelles strates, loin du réel. « De par son instantanéité, le 8e art permet de créer des espaces où l’imaginaire va pouvoir se projeter. Dans notre travail, nous recherchons une forme d’atemporalité afin d’offrir à chaque spectateur·ice la latitude d’interpréter l’œuvre selon son propre vécu et son imaginaire », confirme le duo Elsa & Johanna. Dans leurs scènes intimistes, créées de toutes pièces, les deux artistes laissent la place à chacun·e de dérouler le récit, et lancent des pistes de réflexion. Qu’est-ce que la réalité ? Dans quelle mesure est-elle modifiable par la fiction ? « Dès ses prémices, la photographie a suscité un certain nombre de fantasmes émanant de mises en scène », rappelle Muriel Berthou Crestey, professeure d’histoire des arts, autrice d’une thèse portant sur l’invisible dans la photographie. Elle cite ainsi l’emblématique Autoportrait en noyé d’Hippolyte Bayard (1840), qui « joue sur la faculté de l’image photographique à falsifier la réalité puisque ce dernier est fort heureusement bien vivant au moment de la prise de vue. Ce potentiel d’expression de l’irréel attribué à la photographie n’a cessé de croître. » Entre 1932 et 1933, Dalí et Brassaï composent une série de Sculptures involontaires, représentant divers objets du quotidien métamorphosés par les seules vertus du cadrage. « Ils démontraient déjà le potentiel illusionniste de l’image photographique », commente la chercheuse.
Un cran au-delà du réel
Si la frontière entre l’image et l’imaginaire a toujours été fine, la faculté de la photographie à révéler le ressenti s’intensifie au rythme des expérimentations. « Dans les années 1890, le commandant Louis Darget prétend pouvoir “photographier la pensée” en apposant simplement une plaque préalablement sensibilisée sur le front de son sujet. En 1937, l’Allemand Josef Breitenbach prétend avoir inventé une machine capable de photographier les odeurs en collaboration avec le botaniste René Devaux », poursuit Muriel Berthou Crestey. Cela fait écho au fameux punctum [élément imprévisible de l’image qui attire l’attention, ndlr] théorisé par Roland Barthes : le ou la photographe n’informe pas seulement, iel stimule autrui après avoir été stimulé·e au préalable. « L’artiste se place ainsi un cran au-delà du réel. Cela vaut notamment pour le champ de la photographie d’auteur, s’éloignant de la simple mission de documenter la réalité », note Julie de Waroquier. La philosophe confirme l’importance du hors-champ dans la construction de nouveaux espaces, dans les pas de Barthes (La Chambre claire, 1980) : « Qu’il [le punctum] soit cerné ou non, c’est un supplément : c’est ce que j’ajoute à la photo et qui cependant y est déjà […]Est-ce qu’au cinéma j’ajoute à l’image ? – Je ne crois pas ; je n’ai pas le temps : devant l’écran, je ne suis pas libre de fermer les yeux ; sinon, les rouvrant, je ne retrouverais pas la même image ; je suis astreint à une voracité continue ; une foule d’autres qualités, mais pas de pensivité ; d’où l’intérêt pour moi du photogramme. » Un hors-champ qui se veut à la fois physique et mental. « Le fait de suggérer plutôt que de montrer donne parfois plus de force à l’image. Les bon·nes photographes sont d’abord des créateur·ices d’émotions », complète Muriel Berthou Crestey.
L’imaginaire photographique résulte de la technique, de l’émotion, mais aussi des sujets abordés. « Les anges du photographe américain Duane Michals convoquent une iconographie surnaturelle commune à plusieurs traditions et religions tout en faisant référence à une technique utilisée par les photographes spirites qui prétendaient portraiturer une personne en compagnie d’un proche défunt : la surimpression. Le flou de la séquence photographique de The Fallen Angel (1968) accentue également l’atmosphère onirique de cette histoire où un être troque ses grandes ailes blanches contre un costume noir [après avoir fait l’amour, ndlr] », explique Muriel Berthou Crestey. En 1975, dans A Failed Attempt to Photograph Reality, l’artiste américain résume : « Photographier la réalité, ce n’est rien photographier. » Mais alors, que peut-on traiter par le biais de la fiction ? Quels thèmes inspirent les photographes dans la construction des imaginaires ? Difficile d’étayer ce qui peut relever de l’inexplicable. Mais une chose est sûre : l’imaginaire a cette double capacité de pouvoir faire ressentir et mettre à distance. Les reporter·ices ne sont plus les seul·es à s’emparer des questions sociales ou existentielles. « La photo imaginative peut évoquer une tempête, la guerre ou encore un meurtre d’une manière plus soutenable. On peut penser que c’est une forme de lâcheté de ne pas vouloir regarder les choses directement, mais je pense que c’est une manière de les affronter différemment. La photographie comme la philosophie parviennent à transfigurer le douloureux en une forme de beauté, c’est cela l’art du sublime », ajoute Julie de Waroquier.
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