Photographie et imaginaire, la quatrième dimension

05 septembre 2024   •  
Écrit par Anaïs Viand
Photographie et imaginaire, la quatrième dimension
© Elsa & Johanna
© Julie de Waroquier
© Aladin Borioli

« L’imagination est plus importante que la connaissance », affirmait Albert Einstein en 1929 lors d’une interview au Philadelphia Saturday Evening Post. Qu’en est-il réellement ? Lorsque l’imaginaire et la photographie se rencontrent, d’anciens paradoxes ressurgissent et l’on se prend à rêver à de nouveaux possibles. Décryptage.

Et si la photographie avait tué nos mondes fictifs ? « Nous avions toujours eu jusqu’ici une réserve d’imaginaire – or le coefficient de réalité est proportionnel à la réserve d’imaginaire qui lui donne son poids spécifique. Ceci est vrai de l’exploration géographique et spatiale aussi : lorsqu’il n’y a plus de territoire vierge, et donc disponible pour l’imaginaire, lorsque la carte couvre tout le territoire, quelque chose comme le principe de réalité disparaît […] C’est la fin de la métaphysique, c’est la fin du phantasme, c’est la fin de la science-fiction, c’est l’ère de l’hyperréalité qui commence », annonçait Jean Baudrillard dans Simulacres et simulations, en 1981. Plus tard, dans Cool Memories II, 1987-1990, le philosophe français précise : « Rien ne s’imagine plus, puisque tout se visualise.» Poète·esses, anthropologues, sociologues ou encore philosophes… Nombreux·ses sont les théoricien·nes qui s’inquiètent d’une fin possible de l’imaginaire.

Julie de Waroquier, philosophe et photographe, pointe un élément historique important : « Jean Baudrillard, Susan Sontag…Quand les auteurices s’emparent de cette thématique, c’est avec un point de vue plutôt négatif. Un ancien présupposé demeure : la photographie est une empreinte, soumise au réel. Ainsi, en redoublant le monde en moins bien – puisqu’il existe trop d’images de la réalité – la photographie tuerait l’imagination. » Il est vrai que le paradoxe qui découle de la définition même du médium biaise notre réflexion. Il est commun de caractériser la photographie comme un ensemble d’images qui seraient la représentation de la réalité. Et en même temps, la photographie est considérée comme un fabuleux outil capable de composer de nouvelles strates, loin du réel. « De par son instantanéité, le 8e art permet de créer des espaces où l’imaginaire va pouvoir se projeter. Dans notre travail, nous recherchons une forme d’atemporalité afin d’offrir à chaque spectateur·ice la latitude d’interpréter l’œuvre selon son propre vécu et son imaginaire », confirme le duo Elsa & Johanna. Dans leurs scènes intimistes, créées de toutes pièces, les deux artistes laissent la place à chacun·e de dérouler le récit, et lancent des pistes de réflexion. Qu’est-ce que la réalité ? Dans quelle mesure est-elle modifiable par la fiction ? « Dès ses prémices, la photographie a suscité un certain nombre de fantasmes émanant de mises en scène », rappelle Muriel Berthou Crestey, professeure d’histoire des arts, autrice d’une thèse portant sur l’invisible dans la photographie. Elle cite ainsi l’emblématique Autoportrait en noyé d’Hippolyte Bayard (1840), qui « joue sur la faculté de l’image photographique à falsifier la réalité puisque ce dernier est fort heureusement bien vivant au moment de la prise de vue. Ce potentiel d’expression de l’irréel attribué à la photographie n’a cessé de croître. » Entre 1932 et 1933, Dalí et Brassaï composent une série de Sculptures involontaires, représentant divers objets du quotidien métamorphosés par les seules vertus du cadrage. « Ils démontraient déjà le potentiel illusionniste de l’image photographique », commente la chercheuse.

© Elsa & Johanna
© Elsa & Johanna
© Julie de Waroquier

Un cran au-delà du réel

Si la frontière entre l’image et l’imaginaire a toujours été fine, la faculté de la photographie à révéler le ressenti s’intensifie au rythme des expérimentations. « Dans les années 1890, le commandant Louis Darget prétend pouvoir “photographier la pensée” en apposant simplement une plaque préalablement sensibilisée sur le front de son sujet. En 1937, l’Allemand Josef Breitenbach prétend avoir inventé une machine capable de photographier les odeurs en collaboration avec le botaniste René Devaux », poursuit Muriel Berthou Crestey. Cela fait écho au fameux punctum [élément imprévisible de l’image qui attire l’attention, ndlr] théorisé par Roland Barthes : le ou la photographe n’informe pas seulement, iel stimule autrui après avoir été stimulé·e au préalable. « L’artiste se place ainsi un cran au-delà du réel. Cela vaut notamment pour le champ de la photographie d’auteur, s’éloignant de la simple mission de documenter la réalité », note Julie de Waroquier. La philosophe confirme l’importance du hors-champ dans la construction de nouveaux espaces, dans les pas de Barthes (La Chambre claire, 1980) : « Qu’il [le punctum] soit cerné ou non, c’est un supplément : c’est ce que j’ajoute à la photo et qui cependant y est déjà […]Est-ce qu’au cinéma j’ajoute à l’image ? – Je ne crois pas ; je n’ai pas le temps : devant l’écran, je ne suis pas libre de fermer les yeux ; sinon, les rouvrant, je ne retrouverais pas la même image ; je suis astreint à une voracité continue ; une foule d’autres qualités, mais pas de pensivité ; d’où l’intérêt pour moi du photogramme. » Un hors-champ qui se veut à la fois physique et mental. « Le fait de suggérer plutôt que de montrer donne parfois plus de force à l’image. Les bon·nes photographes sont d’abord des créateur·ices d’émotions », complète Muriel Berthou Crestey.

L’imaginaire photographique résulte de la technique, de l’émotion, mais aussi des sujets abordés. « Les anges du photographe américain Duane Michals convoquent une iconographie surnaturelle commune à plusieurs traditions et religions tout en faisant référence à une technique utilisée par les photographes spirites qui prétendaient portraiturer une personne en compagnie d’un proche défunt : la surimpression. Le flou de la séquence photographique de The Fallen Angel (1968) accentue également l’atmosphère onirique de cette histoire où un être troque ses grandes ailes blanches contre un costume noir [après avoir fait l’amour, ndlr] », explique Muriel Berthou Crestey. En 1975, dans A Failed Attempt to Photograph Reality, l’artiste américain résume : « Photographier la réalité, ce n’est rien photographier. » Mais alors, que peut-on traiter par le biais de la fiction ? Quels thèmes inspirent les photographes dans la construction des imaginaires ? Difficile d’étayer ce qui peut relever de l’inexplicable. Mais une chose est sûre : l’imaginaire a cette double capacité de pouvoir faire ressentir et mettre à distance. Les reporter·ices ne sont plus les seul·es à s’emparer des questions sociales ou existentielles. « La photo imaginative peut évoquer une tempête, la guerre ou encore un meurtre d’une manière plus soutenable. On peut penser que c’est une forme de lâcheté de ne pas vouloir regarder les choses directement, mais je pense que c’est une manière de les affronter différemment. La photographie comme la philosophie parviennent à transfigurer le douloureux en une forme de beauté, c’est cela l’art du sublime », ajoute Julie de Waroquier.

Découvrez la suite de cet article dans notre dernier numéro.

À lire aussi
Fisheye #67 : notre monde en fiction
© Matthieu Croizier
Fisheye #67 : notre monde en fiction
En cette rentrée 2024, Fisheye vous invite à prendre de la hauteur. Lorsque le contexte géopolitique, écologique ou encore social devient…
03 septembre 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Focus #70 : Henri Kisielewski et les fictions qui naissent du réel
05:04
© Fisheye Magazine
Focus #70 : Henri Kisielewski et les fictions qui naissent du réel
C’est l’heure du rendez-vous Focus ! Ce mois-ci, Henri Kisielewski analyse, au cœur de Non Fiction, la puissance narrative de la…
28 février 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Des lectures de portfolios pour célébrer la sortie de Fisheye #67 !
© Matthieu Croizier
Des lectures de portfolios pour célébrer la sortie de Fisheye #67 !
À l’occasion de la sortie de notre dernier numéro, Fisheye #67 : Fiction, la rédaction vous invite à une après-midi de lectures de…
02 septembre 2024   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Explorez
Jean Ranobrac : des imaginaires queers iconiques
© Jean Ranobrac
Jean Ranobrac : des imaginaires queers iconiques
Jean Ranobrac est artiste et photographe. Magicien de la retouche, il est connu pour ses univers queers déjantés. Après avoir arpenté les...
22 janvier 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Sony World Photography Awards : la photographie à la fleur de l'âge
© Thapelo Mahlangu, South Africa, Shortlist, Student Competition, Sony World Photography Awards 2025
Sony World Photography Awards : la photographie à la fleur de l’âge
Les Sony World Photography Awards annoncent les finalistes de ses deux compétitions célébrant les jeunes photographes à travers le monde...
21 janvier 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Les images de la semaine du 13.01.25 au 19.01.25 : la mémoire du vivant
© Alžběta Wolfova, Enveloppe, Muséum Victor Brun à Montauban.
Les images de la semaine du 13.01.25 au 19.01.25 : la mémoire du vivant
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, les pages de Fisheye évoquent différents aspects de la mémoire, du vivant et des sciences.
19 janvier 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Les 50 ans de la loi Veil : regards photographiques sur l'avortement
© Kasia Strek. The Price of Choice. Granite City, Illinois, USA, 19.07.2022
Les 50 ans de la loi Veil : regards photographiques sur l’avortement
Le 17 janvier 2025 marque le cinquantième anniversaire de la loi Veil, légalisant l'interruption volontaire de grossesse (IVG) en France....
17 janvier 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Jean Ranobrac : des imaginaires queers iconiques
© Jean Ranobrac
Jean Ranobrac : des imaginaires queers iconiques
Jean Ranobrac est artiste et photographe. Magicien de la retouche, il est connu pour ses univers queers déjantés. Après avoir arpenté les...
22 janvier 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Sony World Photography Awards : la photographie à la fleur de l'âge
© Thapelo Mahlangu, South Africa, Shortlist, Student Competition, Sony World Photography Awards 2025
Sony World Photography Awards : la photographie à la fleur de l’âge
Les Sony World Photography Awards annoncent les finalistes de ses deux compétitions célébrant les jeunes photographes à travers le monde...
21 janvier 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Balázs Turós et le quotidien de sa grand-mère atteinte de démence
© Balázs Turós
Balázs Turós et le quotidien de sa grand-mère atteinte de démence
Confronté à la maladie de sa grand-mère et à ses propres questionnements existentiels, le photographe hongrois Balázs Turós sonde l’âme...
21 janvier 2025   •  
Écrit par Agathe Kalfas
La sélection Instagram #490 : jardin secret
© Talya Brott / Instagram
La sélection Instagram #490 : jardin secret
Les artistes de notre sélection Instagram de la semaine confectionnent un nid douillet. Sur leurs images se dévoilent un cocon familial...
21 janvier 2025   •  
Écrit par Marie Baranger