La photographe irlandaise Rhiannon Adam a passé trois mois, en 2015, sur une des îles Pitcairn, en plein Pacifique. Elle y a mené une enquête sur certaines dérives engendrées par l’insularité. Une immersion entre mythes et isolement. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro.
Pitcairn, seul territoire britannique d’outre-mer dans l’océan Pacifique. Parmi les quatre îles d’une superficie de 47 km², l’une accueille neuf familles, soit une cinquantaine d’habitants. La plupart d’entre eux sont les descendants des révoltés du Bounty, navire britannique envoyé en mission en 1787, et de leurs épouses polynésiennes. En 2004, plus de deux siècles plus tard, un scandale frappe le territoire: sept hommes, dont Steve Christian, le maire de Pitcairn, font l’objet de 55 accusations relatives à des crimes sexuels, dont des viols sur mineurs.
Corriger le silence du passé
Fascinée par ces histoires, la photographe irlandaise Rhiannon Adam se rend sur l’île en 2015 et devient la première à documenter ce bout du monde. « Étais-je capable de travailler dans un tel endroit ? Pourrais-je comprendre les habitants de l’île ? Je voulais non seulement les photographier, mais aussi mettre en lumière certains aspects de l’humanité », raconte l’artiste. Pour mener à bien ce reportage, elle a dû sortir de sa zone de confort. « J’ai fait de ce projet une affaire personnelle », explique Rhiannon Adam qui, dans son enfance, a subi des agressions sexuelles. Et son passage à Pitcairn a constitué une forme de thérapie, une chance de s’affirmer à nouveau et de « corriger le silence du passé », selon ses propres termes.
Visa en poche, la photographe embarque sur le cargo néo-zélandais MV Claymore II, le seul à accoster à Pitcairn. « Je suis restée sur l’île pendant une rotation complète du navire, soit trois mois, précise-t-elle. Je voulais prendre mon temps. J’étais là pour faire l’expérience de la claustrophobie, et mener un travail qui répondrait à mes questionnements. Il n’y avait de la place que pour neuf personnes à bord ; les Pitcairniens étant prioritaires, je n’étais pas sûre de pouvoir embarquer. Mon billet m’a coûté 5 000 dollars, et mes nuits sur l’île, 100 dollars. » Urgence familiale ou médicale, boîtier cassé ou imprévus… Rhiannon Adam n’avait aucune échappatoire.
Arrivée sur l’île, la photographe découvre des résidents réticents et passe le plus clair de son temps à tenter d’intégrer la communauté. « J’offrais mes services, je me rendais à l’église alors que je ne suis pas croyante. Je n’ai jamais trouvé ma place, et les Pitcairniens eux-mêmes ne savaient pas dans quelle boîte me ranger. Il m’a fallu beaucoup de temps pour les convaincre. La plupart d’entre eux voulaient que leur participation au projet demeure secrète. Je n’ai pas réussi à photographier tout le monde », précise-t-elle. Finalement, les personnes qui ne figurent pas dans le projet sont celles qui racontent les histoires les plus fortes. Pourquoi voulaient-elles rester dans l’ombre ? De quoi avaient-elles honte ? « Si les gens avaient été plus gentils, plus ouverts, si j’avais ressenti de la chaleur de la part de la communauté, cela se serait vu dans mes images, confie la photographe. Peut-être savaient-ils ce que je ne savais pas : le seul récit possible était celui de la tristesse. Je ne pense pas que les gens aiment voir leurs impressions négatives confirmées par le regard des autres. »
Un univers médico-légal
Fascinée par les Polaroids, l’auteure cherche, à travers sa pratique photographique, à compenser une absence de souvenirs. « Je me suis rendue à Pitcairn à cause de ma passion pour les pellicules périmées. Il me fallait un grand projet pour utiliser ces films patiemment collectés », explique-t-elle. L’usage de l’instantané renvoie à l’ambiguïté qui caractérise l’île. Si les pellicules usagées symbolisent la fragilité et la misère, elles évoquent aussi la magie et la mythologie d’antan. « La série Big Fence/ Pitcairn Island dresse un portrait de l’invisible. Le Polaroid raconte une histoire à travers sa chimie, sa relation à l’espace et à moi-même. J’ai utilisé ce film périmé pour faire le parallèle entre la communauté mourante et son existence abstraite et floue. Cela renvoie à la disparition de mes propres souvenirs. »
Dans Big Fence, les Polaroids sont associés à des clichés argentiques et des documents d’archives, pour construire une histoire plus ambiguë, et ne pas basculer dans un romantisme qui n’était pas de mise. « Je voulais créer un univers médico-légal, il s’agissait de démystifier le mythe », ajoute la photographe. Rhiannon Adam n’a jamais eu l’intention de documenter l’après-scandale, mais plutôt d’étudier comment les notions d’utopie et de romantisme ont pu faire perdre la raison et le sens des réalités à des résidents. Pourquoi certains considèrent-ils Pitcairn comme un paradis, et d’autres comme un cauchemar ? Comment Pitcairn a-t-elle pu dérégler à ce point la boussole morale des habitants? « C’est comme si nous voulions, désespérément, croire à l’existence d’un jardin d’Éden. Nous voulons tous croire à la fiction, moi avec. Et quand nous ouvrons cette boîte de Pandore et comprenons que des aberrations se cachent sous l’iceberg, nous voulons aussitôt la refermer et faire comme si elle n’avait jamais existé », poursuit la photographe.
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #35, en kiosque et disponible ici.
© Rhiannon Adam