« Plutôt que de former de bons artisans, on s’est dit qu’il fallait former des auteurs »

13 octobre 2022   •  
Écrit par Eric Karsenty
« Plutôt que de former de bons artisans, on s’est dit qu’il fallait former des auteurs »

L’École des métiers de l’information (EMI) célèbre ses 40 ans, et sa filière photojournalisme ses 30 ans avec la publication d’un livre qui tire le bilan des mutations du métier. Entretien avec Julien Daniel et Guillaume Herbaut, les deux photographes responsables de la formation photo de cette coopérative située dans le 20e à Paris. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro.

Fisheye : Aviez-vous déjà été responsable d’un programme d’enseignement avant l’EMI ?

Julien Daniel : Pas de cette manière-là. Quand j’étais jeune photographe, j’ai animé un stage photo pour des journalistes à Paris. Je m’étais donné à fond, et il y a eu tellement de bons retours que le CFPJ m’a proposé d’en animer un de 15 jours pour les étudiants francophones de l’université de journalisme de Moscou. Expérience renouvelée en 1999 et en 2000. En 2016, j’ai proposé à l’EMI d’animer une sorte de workshop photo sur six mois. La filière Photojournalisme existait déjà, puisque je l’ai moi-même suivie en 1996 avec Patrick Frilet. Yan Morvan était déjà parti. Cette candidature n’a rien donné mais, à cette période, Lorenzo Virgili et Gilles Collignon, qui étaient en charge de la formation, n’ont pas renouvelé leurs contrats… Aussi Fidel Navamuel, responsable pédagogique de l’établissement, m’a demandé de prendre la suite. Je savais que c’était important en termes d’horaire, mais j’ai accepté à condition d’avoir un binôme. J’ai proposé le job à Guillaume Herbaut qui avait une écriture photographique différente de la mienne et une expérience complémentaire. Je me suis dit que ce serait enrichissant pour les étudiants. Nous avons commencé en 2016. 

Guillaume Herbaut : J’avais déjà animé des workshops, mais jamais au long cours. C’est ce qui m’a intéressé quand Julien m’a proposé de participer à cette formation. Sur un workshop d’une semaine, on peut donner quelques clés, mais le champ à explorer est plus vaste avec le long terme. On fait venir pas mal d’intervenants extérieurs durant les six mois du cursus. Cette année, on a fait venir le photographe Éric Bouvet, des responsables de services photo, des journalistes, des rédactrices en chef pour aider les étudiants à trouver des angles de reportage… J’avais envie de faire intervenir quelqu’un qui n’avait rien à voir avec la photo et, l’an dernier, on a demandé à Renaud Auguste-Dormeuil, artiste plasticien, de passer une semaine avec eux pour les faire se questionner sur la représentation. J’avais réalisé une exposition avec cet artiste, et je me suis rendu compte qu’on parlait de la même chose, mais lui du fond de son atelier et moi sur le terrain. C’était intéressant de faire venir quelqu’un avec un regard radicalement différent. C’est ce qui nous intéresse. Dans ce monde en pleine mutation, on donne différentes pistes aux étudiants. On leur donne des règles éthiques, mais après la narration peut changer, évoluer… 

© Adrien Vautier

© Adrien Vautier

Comment avez-vous pensé votre enseignement ?

Julien Daniel : On a essayé de mettre en place une pédagogie différente de la précédente. J’avais le sentiment, pour avoir été étudiant dans cette école, que l’idée était de donner à chacun une boîte à outils – une espèce de livre de recettes – qui permettrait de s’en sortir professionnellement. Mais notre diagnostic, en tant que professionnels en activité, c’était de se dire que le savoir-faire ne suffisait pas. Envoyer des synopsis, faire des photos de manifs, des portraits, relancer les gens dans les rédactions… Tous ces savoir-faire sont nécessaires, mais pas suffisants. On s’est dit qu’il fallait accompagner ces groupes dans quelque chose de personnalisé où chacun pourrait développer une écriture personnelle et s’engager à devenir un auteur photographe. La dimension journalistique reste importante, mais sur la partie photo, plutôt que de former de bons artisans, on s’est dit qu’il fallait former des auteurs. C’est l’objectif vers lequel on tend. L’écriture photographique est une chose qui se développe tout au long de la vie. C’est important pour ceux qui viennent en formation de les inscrire dans cette perspective-là tout de suite. De les sensibiliser au fait que chacun, avec son caractère, son histoire, sa sensibilité, peut y arriver, et qu’il faut développer quelque chose de très personnel, ne pas chercher à faire semblant d’être quelqu’un d’autre. Chacun avec ses qualités et ses défauts peut y arriver, à condition d’assumer qui il est et de le faire transparaître dans sa photographie. Après la certification de la formation – qui est devenue certifiante à partir de 2018 –, la nouvelle appellation du diplôme validée par l’État est celle de « reporter photographe ».

Guillaume Herbaut : Julien m’a dit qu’on ne pouvait plus formater les élèves. Avant, il y avait des règles dans un marché de la presse aux codes bien établis. La double d’ouverture avec la place pour le pli central, une couverture avec la place pour le titre du magazine, puis rythmer la suite avec des quarts de pages. Ce sont des conventions. Nous, on vient de cette école-là, mais aujourd’hui on cherche d’abord des auteurs. Il y a beaucoup de photographes qui arrivent sur le marché, et il faut trouver sa propre écriture, ce qui est le plus dur. On ne va pas les pousser dans un format, mais les accompagner le plus loin dans leur démarche. 

Vous-mêmes, avez-vous reçu des enseignements photographiques déterminants dans votre parcours professionnel et artistique ? Qu’est-ce qui vous a le plus profondément formés, influencés ?

Julien Daniel : Oui, mais en partie seulement. Quand je me suis inscrit en formation à l’EMI, en 1996, je pratiquais déjà la photo depuis trois ans. Une photographie en noir et blanc, au moyen format, je faisais mes tirages… et une fois en cours avec Patrick Frilet, on avait beau venir d’univers différents, il fallait tous bosser comme lui : format 24 x 36, en Ekta, au flash, avec des photos ou tu devais faire poser les gens devant des arrière-plans signifiants. Si tu étais à Paris, il fallait avoir l’arc de Triomphe ou la tour Eiffel dans le champ… C’était un peu le stéréotype de la photo de reportage des années 1990. J’avais le sentiment que cette écriture était un peu dépassée, mais il fallait rentrer dans le moule. J’en ai un peu souffert. Toutes les photos que j’ai faites à cette époque sont passées à la benne. Ce qui a été utile dans cette formation, c’est le renforcement de la conviction que c’était ça que je voulais faire, mais il a fallu faire la synthèse. Quand je suis sorti de l’EMI, j’ai été complètement bloqué pendant six mois, il a fallu que je retrouve mes marques d’avant la formation et que je greffe là-dessus les choses que j’avais pu apprendre. Je me suis remis au moyen format, mais en couleurs. Je suis reparti sur d’autres bases. Alors quand je suis devenu prof dans cette même école, j’ai voulu respecter les sensibilités de chacun et ne pas « casser » les gens. S’ils ont construit quelque chose avant la formation, essayer de continuer à construire là-dessus plutôt que de faire table rase.

Guillaume Herbaut : Pour ma part, je n’ai pas reçu un enseignement déterminant. J’ai fait un CAP photo, c’est concret. Le reportage, je l’ai appris par moi-même. Je fais partie de cette génération qui appelait des directeurs photo des magazines qui avaient tellement peur de rater quelque chose qu’ils vous recevaient. Et j’ai eu la chance de tomber sur des personnes qui ont pris le temps de me donner des conseils. Il y a des directeurs photo qui n’hésitaient pas à prendre une heure avec moi, comme Michel Philippot à VSD. Il n’était pas tendre, mais j’ai beaucoup appris de cette manière. C’était comme une forme de coaching. Ça s’est reproduit à Libération et à L’Express notamment. À l’époque, les gens étaient assez cash, ils ne prenaient pas de gants pour dire quand c’était mauvais. C’était parfois dur à entendre, mais c’était bien, ça m’a permis de réfléchir à mon positionnement, à ce que j’avais à dire en tant que photographe, comment raconter les histoires. Et d’ailleurs j’ai gardé ce principe avec les étudiants à l’EMI. Il y a une phase dans notre binôme où je suis assez dur, après j’adoucis mes critiques. Ce qu’on essaie de leur apprendre, c’est la rigueur. La rigueur dans la photographie : on leur impose durant la formation de ne jamais recadrer pour leur donner l’habitude de soigner leur cadre. C’est très déstabilisant pour pas mal d’élèves. Maintenant avec le numérique ils recadrent et rebasculent facilement les images. Mais quand il y a une image recadrée, je le vois : il y a un truc qui cloche. Au début ils râlent, mais après ils nous remercient. L’interdiction de recadrage n’est pas une règle éthique, c’est juste un outil pédagogique, une discipline. Il y a évidemment la rigueur de l’information, des légendes, de l’enquête. On travaille aussi avec des journalistes, qui leur donnent des règles déontologiques. 

© Marie Hennechart

© Marie Hennechart

Quelles sont les connexions avec les autres disciplines enseignées à l’EMI ?

Julien Daniel : Elles se font avec les filières qui sont amenées à bosser avec les photojournalistes : les rédacteurs multimédias, les secrétaires de rédaction (SR), les graphistes… Toutes ces filières avec lesquelles on travaille sur des journaux-écoles. C’est une dimension importante de la formation, c’est, dans le jargon technique, un « bloc de compétences » à part entière. Travailler en équipe pluridisciplinaire, c’est une dimension professionnelle. Il faut sensibiliser les étudiants au fait qu’on travaille dans un écosystème avec des rédacteurs, des SR qui éditent tes images, des graphistes qui font des mises en page, leur apprendre à avoir cette souplesse, et qu’on n’est pas là à délivrer 15 photos pour un portfolio, mais qu’il y a d’autres acteurs à tutoyer pour un résultat final qui peut être parfois surprenant, voire décevant… Ça fait partie du truc de savoir travailler avec les autres. C’est une singularité de cette formation que d’offrir ce type d’expérience par rapport à une école photo où l’on n’étudie que sa pratique photo, sa dimension plastique… Là, on aborde l’aspect utilitaire de la photo. Une photo est là pour paraître dans un magazine, elle arrive au milieu d’un système où il y a un titre, un chapo, un texte… On fait partie d’un tout, c’est un très bon apprentissage quand on travaille à deux sur le terrain (photographe et rédacteur), car chacun doit respecter le périmètre de l’autre. 

Guillaume Herbaut : Ils ont aussi une initiation à la vidéo, au montage, des liens avec les formations écrites, ils passent un mois avec le projet du journal de l’école.

Qu’est-ce que qui vous a le plus surpris depuis, en positif et en négatif ? Les plus belles expériences avec vos élèves ? Les plus décevantes ?

Guillaume Herbaut : Il y a des parcours incroyables, des gens qui se révèlent. Ce qui m’épate, ce sont les personnes qui sont en reconversion, qui ont 40 ou 50 ans et qui ont pas mal d’expérience. C’est très courageux. Comme Nicolas Cleuet qui associe texte et photos. Il y a aussi Adrien Vautier qui cartonne en ce moment. Beaucoup de photographes qui sont passés par la filière sont aujourd’hui sur le marché, c’est encourageant. Les mauvaises expériences, ce sont les gens qui ont déjà un bagage photo et qui ne veulent pas sortir de leurs habitudes, de leur zone de confort… ils auront du mal à décoller. Inversement, il y a des étudiants qui suivent à la lettre le programme qu’on leur donne, et ça marche ! 

Julien Daniel : Moi, ce que je trouve génial, c’est de voir cette mutation s’opérer sous nos yeux. On a un groupe d’une quinzaine de personnes qui viennent d’horizons très divers, avec de grandes différences d’âge, de 20 à 50 ans, chacune avec ses expériences de vie. La plupart n’ont pas été photographes, mais ils ont tous ce goût de la photo. Ils apportent tous un peu de leur vie d’avant dans le cadre de la formation, et ce qui est génial, c’est de les voir évoluer. Six mois plus tard, ils sont dans les starting-blocks ! Le rythme de la formation est très intense, ils sont immergés du premier au dernier jour, on leur parle et on les traite comme des photographes, même s’ils ne le sont pas au début, et, de fait, ils le deviennent. Ce que je trouve sympa, c’est que des gens qui viennent d’univers différents créent des collectifs en fin d’année. Ils ont envie de bosser tous ensemble. Ça veut dire qu’il y a eu une émulation collective qui a fonctionné. 

Je n’ai pas trop de mauvais souvenirs. Sauf l’expérience du Covid, pour la promotion 2020-2021. Ça a été super dur. Je n’ai pas vu leur visage durant six mois, il y avait le couvre-feu. Pour l’état d’esprit du groupe ça a été dur. Tous les moments de convivialité après les cours n’ont pas été possibles. 

© Hugo Aymar© Élodie Lacombe

© à g. Hugo Aymar, à d. Élodie Lacombe

Les choses à améliorer ? les projets pour l’école ?

Julien Daniel : Chaque année on fait un débriefing avec la promo, on tient compte des remarques des étudiants, c’est toujours améliorable. On essaie d’apporter à chacun un maximum de connaissances et d’ouverture sur ce métier en faisant intervenir pas mal de gens, de leur faire rencontrer une grande diversité de métiers, d’acteurs de l’écosystème de la photo. C’est important de leur faire prendre conscience que le travail qu’ils réa- lisent peut s’intégrer dans un écosystème multiple. Ce travail peut prendre la forme d’une publication dans la presse, d’une programmation dans un festival, faire l’objet d’un bouquin, concerner une fondation, une entreprise ou une institution culturelle pour faire avancer un autre pan de leur projet. Plus celui-ci est gros, plus il aura de ramifications et sera intéressant. 

Guillaume Herbaut : On essaie toujours de trouver de nouvelles choses. Je pense qu’il faut qu’on améliore la partie concernant les réseaux sociaux. Moi je ne suis pas bon là-dedans, je n’ai pas les clés. Il faut faire venir des influenceurs qui acceptent de donner des tuyaux. Je pense qu’une partie du marché se joue là aujourd’hui. 

Conseils à un·e jeune photographe en trois minutes… ?

Julien Daniel : Il faut avoir la passion chevillée au corps. Mais faire des photos n’est pas suffisant. Ce qui me semble important, c’est d’avoir quelque chose à dire, une curiosité sur le monde, une ouverture. C’est très important. Je préfère des gens qui ont un bagage photographique relativement modeste, mais qui ont plein d’idées, parce que la photo ça se travaille, que l’inverse – des gens qui sont des cadors de la technique mais qui ne s’intéressent pas à l’actualité.

Guillaume Herbaut : Travailler en bas de chez toi, c’est ce que j’ai fait à mes débuts. J’ai croisé récemment un photographe qui revenait d’Ukraine et je lui ai demandé pourquoi il était parti. « Chaque guerre a sa génération de photographes », m’a-t-il répondu, c’était une très mauvaise réponse. Moi, je suis de la génération de la guerre en Bosnie, et ce n’est pas ça qui m’a fait connaître. Je pense que c’est une grosse erreur. Commencer en bas de chez soi, c’est souvent le plus difficile…

 

Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #55, disponible ici.

© Laetitia Notarianni

© Laetitia Notarianni

Image d’ouverture : © Laetitia Notarianni

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