En faisant dialoguer ses images avec les mots de son amie Ella Moe, la photographe allemande Karoline Schneider imagine, dans Cut me a smile, un récit intemporel au sein duquel le regardeur est libre d’errer comme bon lui semble.
« J’ai grandi dans un pays dont le gouvernement dictait ce à quoi l’art devait ressembler. Une absurdité qui a poussé les œuvres à devenir subtiles, indirectes pour exister. À mes 19 ans, le mur s’est écroulé. Tout d’un coup, l’art est devenu libre, mais soumis au marché économique, et les auteurs ont dû devenir stratégiques pour réussir. Mais pour moi, l’art est quelque chose de profondément personnel, qui pourrait être décrit par un terme : la fascination »,
raconte Karoline Schneider.
Née en 1970 à Halle, en ex-Allemagne de l’Est, l’artiste recherche, dans la création, une rencontre entre l’esprit et la passion. Convaincue que vivre de ses œuvres est une entrave à la liberté, elle enseigne, en parallèle, à l’université. D’abord dessinatrice, c’est pour retranscrire plus fidèlement ses visions qu’elle se tourne vers le médium photographique – et plus précisément, vers la technique du collodion humide. « Ce processus s’apparente à la peinture. Couplé à la relative objectivité du médium, il me permet de développer ma propre imagerie », précise-t-elle. Avec délicatesse, et parfois abstraction, elle développe sa définition personnelle du portrait : une représentation de l’humanité à travers le prisme d’un individu.
L’écho de nos émotions
Énigmatique, Cut me a smile fait dialoguer image, poésie et traces d’êtres vivants dans un espace-temps inconnu. Jouant avec le familier et l’inconnu, Karoline Schneider présente au regardeur des portes d’entrée vers le monde des songes, les divagations de l’esprit. Au fil des mots, des mises en scène, se déploie un univers propre à chacun dans lequel le langage se perd pour devenir écho de nos émotions.
« Échangeons nos places, j’apporterai
un couteau et toi une lune. Aiguise les
bords du croissant et découpe-moi un sourire.
Fais-moi douter de qui j’aurais dû être. »
Conçue en collaboration avec Ella Moe, la série s’est construite de manière organique. « J’avais en tête une idée très précise du résultat final, et je n’arrivais pas à trouver un écrivain qui me plaise. Ella était ma colocataire, lorsqu’elle m’a proposé d’écrire pour moi. J’ai d’abord hésité, mais après avoir lu ses textes, j’étais conquise : c’était exactement ce que j’espérais », se souvient l’artiste. Une collection d’ « histoires en trois phrases » qui complètent ses illusions visuelles à merveille. Inspirée par les croquis de Victor Hugo, Karoline Schneider cherche à faire naître, tout comme lui, des scènes éphémères qui ouvrent les portes d’un monde inconnu. « Ses œuvres forment des océans d’encre, des tempêtes et des mers impétueuses, des cieux dramatiques. En quelques lignes, il érige des châteaux imaginaires somptueusement bâtis », ajoute-t-elle. En s’appuyant sur une technique photographique ancienne, et sur des vers énigmatiques, l’auteure transforme ses réalisations en détonateurs, capables de nous transporter, eux aussi, dans cet alter-monde poétique. « Voilà, pour moi, tout ce que représente l’art », conclut-elle.
© Karoline Schneider