Quand Jazz Magazine donnait le tempo

08 juillet 2021   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Quand Jazz Magazine donnait le tempo

Des années 1950 aux années 1970, Jazz Magazine s’est placé aux avant-postes des tendances musicales, tout en rendant compte des questions de société, comme la représentation des minorités ou la place des femmes, à travers une grammaire visuelle réinventée. Cet article, rédigé par Jacques Denis, est à retrouver dans notre dernier numéro.

Comme bien des bonnes histoires, tout a commencé un peu par hasard. « En ouvrant un petit placard qui ne paie pas de mine, nous avons découvert un tas de dossiers, et puis dans des pochettes, des milliers de tirages vintage, des photos de presse ou autre ! », se souvient Marie Robert, conservatrice en chef au musée d’Orsay chargée de la photographie, et copilote du remarquable Une histoire mondiale des femmes photographes aux éditions Textuel. Vingt mille clichés, pas toujours légendés ni crédités. Une mine ! Ce sera le début d’un travail d’excavation dans les archives de Jazz Magazine, revue de référence du jazz made in France fondée en décembre 1954 par Nicole et Eddie Barclay, dont ils confieront moins de deux ans plus tard les clefs à Frank Ténot et Daniel Filipacchi, futurs hommes de presse au succès que l’on sait. « Leur ambition est de faire un Life du jazz, avec une large place à l’image », selon Clara Bastid, responsable du développement de la Gaîté lyrique après avoir beaucoup œuvré pour la photographie. Les deux femmes se sont associées dans ce labeur, avec une bourse de recherche curatoriale des Rencontres d’Arles. « Nous avons passé un été entier à feuilleter la collection des magazines, à scanner, pour établir une première sélection : les photos intéressantes visuellement, et celles qui paraissaient être des documents précieux », reprend Clara Bastid. Sur la foi de ces premiers regards croisés, elles vont composer un synopsis d’exposition « avec déjà en tête l’idée de développer la représentation des Afro-Américains ». La trame séduit Sam Stourdzé, alors encore à la tête des Rencontres d’Arles, qui programme l’exposition pour son dernier exercice. Mais le Covid passe par là. Ce n’est que partie remise: le projet convainc aussi Christoph Wiesner – le nouveau directeur du festival – qui souhaite en renforcer l’aspect extra-musical. « Nous avons abordé ce fonds d’images en faisant un pas de côté et en essayant de le mettre en perspective avec le contexte de la France de l’époque, en pleine décolonisation », insiste Clara Bastid.

© Abbas-Magnum

© Abbas Magnum

Des questions de fond

Avec leur regard neuf – entendez celui de deux femmes absolument pas fans de jazz, et donc nulle-ment encombrées d’a priori – et bénéficiant du pré- cieux soutien de Philippe Carles, ex-rédacteur en chef et mémoire de ce magazine, Jazz Power! a pu mettre en lumière des photographes bien connus des amateurs de musique, mais pas forcément identifiés au-delà de ce cercle érudit. Certes, il y a Herman Leonard, qui aura beaucoup photographié la scène des années 1950, Guy Le Querrec armé de son éternel Leica, et le tutélaire Jean-Pierre Leloir, auteur du fameux cliché réunissant Brel, Brassens et Ferré en 1969, mais beaucoup découvriront le regard humaniste de l’Anglaise Val Wilmer, également essayiste de talent, l’Afro-Américain Chuck Stewart, formidable portraitiste, ou encore le Français Horace, décédé en ce début d’année. Sans oublier l’iconique Jean-Marie Périer, qui débute comme assistant de Filipacchi, encore derrière l’objectif. Parmi la centaine de photographes, il en est surtout un qui a retenu leur attention : l’Italien Giuseppe Pino, un œil hors du commun. « On s’est même posé la question de faire une exposition uniquement sur ses images : elles ont une puissance de séduction, une qualité d’émotion, un travail sur le tirage… On sent qu’il a le jazz dans la peau, qu’il vibre comme les artistes qu’il photographie », analyse Marie Robert. C’est l’un des traits de cette génération qui ne se contente pas de faire clic-clac : ces photographes vont au contact, au plus près des musiciens. Au bout du compte, cette exposition dédiée aux vingt premières années du magazine démontre par l’image comment cette petite équipe était aux avant-postes, inventant formules et formats, une manière de raconter et de montrer la musique, un style d’écriture et des idées de maquette : toute une grammaire visuelle. Avec 111 photos, 13 wallpapers, 36 unes et 20 doubles pages du magazine, Jazz Power ! parvient à couvrir le champ jazzistique dans toute sa diversité, des chanteuses phares comme Billie Holiday aux héros du jazz libre comme Clifford Thornton. Et surtout, témoigne au fil des ans d’un engagement qui fait date : le premier numéro met en couverture Lionel Hampton, sans mentionner son nom. Un Noir américain, il fallait oser à l’époque. Ce sera le premier d’une longue liste. Comme Marie Robert et Clara Bastid aiment le rappeler : Edmonde Charles Roux sera licenciée de Vogue pour avoir mis en une un modèle afro-américain en 1966. « Ce qui nous a frappées, c’est la tribune qu’est ce magazine. Il y a un engagement moral envers la cause noire. Au début par petites touches et, progressivement, ils donnent de plus en plus la voix aux principaux concernés. » À l’image du numéro de juillet 1971 sur lequel Jazz Magazine affiche un mannequin anonyme avec une belle coiffure afro en une, en écho à cellede Vogue qui publie la Black Panther Angela Davis. Un demi-siècle plus tard, l’image fait encore sens. La question de la représentation des minorités, la place des femmes… Le titre aura su, à travers la musique, poser des questions de fond. Trois ans plus tard, Jazz Magazine fête ses vingt ans avec le trompettiste Don Cherry en couverture. En 1974, Duke Ellington vient de décéder et une page se ferme, celle d’un âge d’or où toutes les formes auront été explorées, quitte à, parfois, imploser.

Cet article est à retrouver dans Fisheye #47, disponible ici

Jazz Power ! Jazz Magazine, vingt ans d’avant-garde (1954-1974)

CROISIÈRE

4 juillet – 26 septembre 2021

10h00 – 19h30

© Giuseppe-Pino

© Giuseppe Pino

© Image d’ouverture – Giuseppe Pino

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