Quand les mots ne suffisent pas…

Quand les mots ne suffisent pas...

Plongé dans la chambre noire, l’artiste allemand Thomas Stanka mène de nombreuses réflexions manuelles, et philosophiques. Des essais visuels et abstraits, où ses interrogations existentielles prennent forme et tentent de surmonter l’ineffable.

« Je suis un photographe expérimental. Mon approche du médium est motivée par le désir intuitif de créer des images, plutôt que de prendre des photos »

, annonce Thomas Stanka. Installé à Berlin, l’artiste allemand poursuit à la Freie Universität des recherches en histoire de l’art – où son principal centre d’intérêt académique réside dans le médium photographique. Indissociables de sa réflexion théorique, ses images sont le fruit d’autant d’études formelles vis-à-vis du rôle du 8e art. Dans l’infime instant où l’appareil photo se déclenche, une fraction de seconde suffit pour attraper au vol de multiples enjeux. Des relations de pouvoir ambiguës se forgent entre les sujets, l’artiste et le regardeur. L’espace part en fumée, s’évapore, et se reconstruit à la surface de l’image. La réalité se dédouble, esquive inévitablement toutes idées objectives, et séduit les subjectivités. Avec un noir et blanc sobre, mais intense, et des mises en scène subtiles et réfléchies, l’artiste provoque la réflexion.

Tel un artisan, Thomas Stanka se déconnecte du règne des pixels, et se plonge dans l’obscurité méditative de la chambre noire. « La photographie analogique suit les règles de la science naturelle, pas celles d’une interface numérique. J’y vois une certaine beauté. Quoi que je fasse de mal, il n’y aura pas de notifications qui apparaîtront pour m’interrompre dans mon processus », explique-t-il. Manuel, son travail est le fruit de tentatives et d’échecs. D’un concept surgit une mise en scène, aussi absurde qu’esthétique, venant prolonger ses interrogations, et apporter de nouvelles solutions. Ses images sont abstraites, au sens strict du terme, elles échappent à la référence concrète. « Ce que mes séries ont en commun, c’est une volonté d’abstraire les sujets et les objets que je photographie. Les motifs se détachent du réel et deviennent le matériel nécessaire pour exprimer mes idées », poursuit-il.

© Thomas Stanka© Thomas Stanka

L’artiste-sujet est la seule constante

De ses réflexions académiques, Thomas Stanka s’est rapproché du concept de subjektive fotografie, qui trouve son origine en Allemagne de l’Ouest dans les années 1950. « L’une des idées majeures est que le sujet artistique est au centre et que la photographie est un moyen d’expression subjectif – non pas pour dépeindre la réalité, mais pour exprimer une vérité intérieure, avance l’artiste. La théorie provocatrice est la suivante : l’idéal d’un 8e art objectif est une impasse. L’artiste-sujet est la seule constante ». L’argument se déroule comme suit : le processus photographique est par définition une abstraction. Il y a donc nécessairement une perte d’informations pour des raisons techniques. Ainsi, ce n’est qu’un faux espoir de penser que ce médium est l’outil parfait pour capturer l’objectivité. L’auteur puise alors dans les travaux de Vilem Flusser (philosophe tchèque des médias et de la communication) pour appuyer la thèse que le photographe possède en fait une grande capacité d’action dans la fabrication du récit. « L’artiste parfait serait celui qui parvient à tromper l’appareil photo afin de créer une image réellement improbable et non redondante », explique-t-il.

Au lieu d’imaginer des séries, Thomas Stanka préfère parler d’études. Chaque image est une expérience. En témoignent ses installations de chaises, ou le lait, comme sujet répété dans ses compositions. Au centre de sa réflexion, la célèbre interrogation ontologique (concept philosophique qui englobe la notion de l’être) rythme ses travaux : le tout est-il plus que la somme de ses parties ? « L’installation de chaises prolonge cette pensée. La chaise perd ses contours distincts et s’efface dans le tas, elle cesse d’être un individu et devient une partie d’un conglomérat », raconte-t-il. Quant aux verres de lait, la conceptualisation est tout autre. Alors que l’un de ses amis décrit ces images comme les plus obscènes qu’il n’ait jamais créées, l’artiste raconte que « le verre de lait qui déborde est un orgasme. La croissance excessive de l’excitation, débordant des limites des vaisseaux ». Reconnaissant tout de même ses propres préjugés liés à son passé et son genre, l’artiste aimerait voir une portée universelle dans ces photos. Car avec la pureté de son noir et blanc graphique, et son détachement du réel par l’abstraction, l’artiste forge un essai visuel et théorique. Ses codes visuels ouvrent alors des chemins conceptuels. Thomas Stanka jongle avec nos pensées, là où la philosophie classique se heurte à l’ineffable.

 

© Thomas Stanka

 

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Image d’ouverture : © Thomas Stanka

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