Plus de trente ans après la chute du mur de Berlin, la Bulgarie demeure un pays mystérieux. Mis à part Christo disparu en 2020, on connaît peu d’artistes issus de cette partie de l’Europe, d’où émerge pourtant une scène créative portée par l’énergie d’une poignée de commissaires et de passionné·es basée entre Sofia et Plovdiv. Sans oublier une diaspora hyperactive qui fait, elle aussi, circuler images et idées. Cet article, signé Léo de Boisgisson, est à retrouver dans notre dernier numéro.
Nikola Mihov est un insatiable ambassadeur de la photographie de son pays. Il a 7 ans lorsque le régime de Todor Jivkov (président de 1971 à 1989, ndlr) s’effondre. 20 ans et deux sous en poche lorsqu’il s’installe à Paris. Quand il rentre à Sofia quelques années plus tard, la Bulgarie s’est convertie au libéralisme sauvage mais rien n’a vraiment changé : elle baigne toujours dans cette « phase de transition » dont les Bulgares parlent avec une pointe d’ironie pour désigner le « règne » de Boïko Borissov. L’ancien officier de la police secrète devenu Premier ministre en 2009 gouverne le pays à droite durant une décennie, tandis que la jeunesse prend la tangente occidentale, faute de perspectives. Pourtant depuis 2021, on sent comme un air de changement souffler dans les rues de Sofia où, durant plusieurs mois, la population s’est rassemblée en masse sous les fenêtres du parlement. Avec en point d’orgue l’éjection de Boïko par la voie démocratique des élections législatives.
C’est précisément à ce moment que Nikola Mihov publie He Breaks, He Cuts, He Spills, un livre composé d’images d’archives de la Bulgarian Telegraph Agency représentant l’ancien dirigeant Todor Jivkov en train d’exécuter les gestes traditionnels de cérémonies d’inauguration : rompre le pain, couper des rubans, verser de l’eau. La répétition des images entrecoupées de citations lénifiantes de Borissov souligne la monotonie des politiques successives et la sclérose dans laquelle était plongé le pays depuis des décennies. « J’ai fait en sorte que le livre sorte le 1er avril pour insister sur le côté comique de la politique bulgare mais je ne suis pas cynique, et j’espère que le pays va changer en mieux », confie le photographe qui est aussi copilote de la Gallery Synthesis, seul lieu dédié au 8e art à Sofia, et cofondateur du collectif PUK dévolu au livre photo.
Nikola Mihov fait partie de ces Bulgares de talent qui ont fait le choix de revenir au pays afin de renouer avec une scène artistique coupée de son centre. En effet, les créatifs choisissent souvent Berlin, Vienne, Paris ou Rotterdam plutôt que Sofia, comme l’illustre l’exposition No Artist Can Predict the Future ? qui s’est tenue l’été dernier. Parmi les neuf artistes représentant de la nouvelle vague de la photo bulgare – avec des travaux à la croisée de l’archive, de la sculpture et de pratiques conceptuelles – seul Radostin Sedevchev réside en Bulgarie.
Quant à Martin Atanasov, photographe et co-commissaire de l’exposition, il a lui-même passé plusieurs années à Prague avant de revenir s’installer à Sofia. Né en 1991, son enfance a été bercée par le vent de folie qui a suivi la chute du Mur. Une période de renversement des valeurs, où les idéaux socialistes ont été balayés pour faire place au culte de l’argent et de l’égo. Invité par Nikola Mihov à intervenir dans Forget Your Past, son livre dédié aux bâtiments brutalistes bulgares –, Martin Atanasov illustre avec humour ce changement radical de paradigme. Il transforme les robustes édifices dédiés à la gloire du parti et au prolétariat en éléments scéniques pour les nouvelles icônes bulgares : chanteur·ses de (redoutable) pop folk, gogo dancers et autres stars du petit écran se détachent sur fond de monuments en béton et de statues héroïques. Les photomontages le traduisent avec évidence : les Bulgares veulent passer à autre chose, et vite ! Mais peut-on vraiment effacer la mémoire le temps d’un air de Tchalga ?
Cet article est à retrouver en intégralité dans Fisheye #53, disponible ici.
© Nikola Mihov