Rendez-vous immanquable de la rentrée, l’exposition Renverser ses yeux – accueillie à la fois par le BAL et le Jeu de Paume – fait la part belle à l’Arte povera, une mouvance entendant renverser les codes académiques en proposant un art créé à partir de techniques « pauvres » : la photographie et la vidéo.
« Nous avons voulu montrer que l’image fixe et animée sont des matériaux utilisés à cette époque. Bien que trop souvent peu estimés par les critiques, ils ont posé les fondations de nombreux travaux de leurs successeurs »,
annonce Diane Dufour, directrice du BAL, en guise d’introduction dans la première salle de l’espace d’exposition. Pensé en deux temps et en quatre chapitres – « Corps » au BAL, et « Expérience », « Image » et « Théâtre » au Jeu de Paume –, l’événement d’envergure Renverser ses yeux propose un tour d’horizon de l’Arte povera, une mouvance d’avant-garde italienne, et des artistes qui ont gravité autour de cette dernière. Retraçant grâce à une collection imposante de 300 œuvres quinze années, de 1960 à 1975, l’exposition fait la part belle à la photographie, au film et à la vidéo, ces outils alors apparentés à la technique, comme à la pauvreté créative.
« Faisant fi du modernisme et de l’académique, les œuvres des auteurs présents ici rayonnent en une suite infinie d’échos qui peu à peu fissurent historicismes et paradigmes esthétiques », poursuit Giuliano Sergio, professeur à l’Académie des beaux-arts de Venise, et tête pensante de ce projet. Alors, pour ne pas les enfermer à nouveau dans une boîte dont ils se sont acharnés à s’échapper, le BAL et le Jeu de Paume nous invitent à découvrir les artistes exposés à l’aide de « clés de lecture » qui suggèrent, qui poussent à la réflexion. Quatre sections non chronologiques convoquant des thématiques chères à l’Arte povera. Ainsi, le corps humain – celui de l’artiste, de ses modèles, mais aussi du regardeur – est mis tout d’abord à l’honneur. À ses côtés, l’expérience en écho à la performance, à notre rapport à la nature et à l’espace urbain est questionnée. Puis vient le tour de l’image et ce qui l’entoure : son rôle dans les médias, mais aussi son lien à la sculpture, comme une manière de déconstruire l’autorité de la photographie pour souligner sa fragilité. Enfin, le théâtre – art pauvre par excellence – entre dans la danse. Un terme renvoyant à une création presque entièrement dépouillée : « l’art est alors réduit à ses plus simples éléments : un acteur et un spectateur », précise Quentin Bajac, directeur du Jeu de Paume.
Courtesy Lia Rumma © Gino De Dominicis / Adagp, Paris, 2022
Réinventer la vie, donner forme à la modernité
Utilisée pour la première fois en 1967 par l’historien et critique d’art Germano Celant, l’expression « Arte povera » définit une attitude, une mouvance, plus qu’un véritable mouvement culturel – les artistes en son sein réfutant justement cette qualification. Une volonté de défier l’industrie de l’art, pour s’intéresser plutôt au geste créateur, à l’expérimentation, pour déconstruire et redéfinir les carcans qui définissent et enserrent ce qu’on nomme les « œuvres » pour imaginer une mosaïque plus insaisissable, plus libre. « Les auteurs de Renverser ses yeux ne se sont jamais posés la question d’utiliser ou non la photo, la vidéo ou le cinéma. Ils voulaient avant tout s’affranchir de la peinture et de la sculpture. Ils étaient avant-gardistes, entendaient réinventer la vie, donner forme à la modernité, abandonner toute position académique ou essayer d’être radical, de s’approcher de la racine des choses. Ils utilisaient donc des documents pour garder trace de cette recherche », explique Giuliano Sergio.
Postes de télévision projetant des images déstructurées, miroirs trompeurs aux silhouettes décalquées, photographies grand format, projections sur les murs, performances abstraites, sculptures étranges… Au BAL comme au Jeu de Paume, les œuvres présentées témoignent d’une grande contemporanéité. Une impression soulignée par une scénographie impressionnante, où différents médiums dialoguent et s’unissent pour former des sortes de sanctuaires technologiques où le temps semble avoir cessé de s’écouler. « Les outils vers lesquels ces artistes se sont tournés avaient l’avantage de posséder une certaine nouveauté et radicalité. Ils s’éloignaient d’une forme d’élitisme des beaux-arts et évoquaient par conséquent une plus grande liberté », rappelle Quentin Bajac. Collections de portraits de photomaton, que les visiteurs collent eux-mêmes sur les murs le temps d’une exposition, rouleau photo gigantesque capturant une manifestation de 1968, expérimentations avec la notion de reproduction à l’aide de photocopieuses, mises en avant des espaces de créations et constructions de tableaux vivants, détournements d’images célèbres et transformations d’objets et d’animaux en œuvres uniques… Alliant humour, irrévérence et passion créative, Renverser ses yeux se veut mordante, inattendue. Dans les grands espaces des deux institutions, il nous semble, en croisant images, sculptures et vidéo, pénétrer dans l’esprit d’un artiste fou, à la recherche d’une non-réalité hypnotique. Un bel hommage à une mouvance rejetant avec brio les idéaux d’une époque, dont on regrette cependant l’omniprésence masculine. Les femmes, en effet, n’auraient-elles pas eu leur place au sein d’un courant cherchant à abolir les normes élitistes du monde de l’art ?
à g. © Emilio Prini / Droits réservés, à d. Courtesy Paolo Antonio Vampa (photogrammes) © Paolo Gioli
© Giuseppe Penone Svolgere la propria pelle, 1970
à g. © Photo Paolo Vandrasch. © Giulio Paolini, à d. Courtesy The Ketty La Rocca Estate © Ketty La Rocca
Paris, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Philippe Migeat © Ugo Mulas Heirs. Tous droits réservés
© Rome, Fabio Sargentini, Archivio L’Attico © Luigi Ontani
Courtesy Galerie Karsten Greve St. Moritz, Cologne, Paris © Mimmo Jodice
à g. Courtesy de l’artiste © Luca Maria Patella, à d. © Archivio Penone / Adagp, Paris, 2022
© Photo Studio Fotografico Gonella 2009 © Archivio Claudio Abate
à g. © Photo Giuseppe Bellone © Piero Manzoni / Adagp, Paris, 2022, à d. © Photo Elisabetta Catalano / Adagp, Paris, 2022 © Eredi Fabio Mauri
Image d’ouverture : © Photo Studio Fotografico Gonella 2009 © Archivio Claudio Abate