Des pas dans la neige. Le vent souffle et siffle en rafales. Sensation d’un froid intense, aigu, tranchant. La glace craque, l’eau coule. Une allumette s’enflamme, des brindilles crépitent, un feu s’embrase… avant de mourir étouffé sous un paquet de neige. Un homme court, halète, s’affole, tombe. L’angoisse à fleur de peau, une peur épidermique. Un chien grogne, puis s’éloigne… Quelques paroles émaillent ce Cinéma sonore, sans image, proposé par Octave Broutard et diffusé en podcast sur France Culture dans la case « Expérience » de la chaîne. Une aventure de 58 minutes librement inspirée de Construire un feu, une nouvelle de Jack London. Une expérience inouïe, à écouter au casque et dans le noir, sans commune mesure avec les adaptations radiophoniques produites à ce jour.
Images mentales et sonores
« À la radio, l’écran est plus large qu’au cinéma » : cette phrase attribuée à Orson Welles donne bien la mesure de la puissance des images mentales composées par les images sonores. Le réalisateur « montait ses films en tournant le dos à l’écran, sans regarder les images pour être sûr que la magie passe », rappelle Céline Ters, qui a assuré la réalisation de ce Cinéma sonore, un format original développé par Radio France depuis quelques années. Des créations qui ont donné lieu à des représentations publiques à la Maison de la Radio, dans les salles du MK2, ou encore au Festival du nouveau cinéma de Montréal.
« À l’origine, l’idée était de partager avec des spectateurs un rêve de cinéaste, à partir de scénarios écrits pour le cinéma mais restés inédits, de l’ébaucher et le vivre collectivement dans une salle en utilisant le son pour esquisser ces images, sans les achever, rembobine Céline Ters. Le Cinéma sonore est ainsi une tentative pour aller physiquement et psychiquement au-devant de ce paradoxe, là où l’absence d’images portée par l’encerclement sonore engendre inexorablement une vision, un récit. Dans l’obscur, sur la peau des sons, s’avancent des personnages, des paysages, des dialogues, des plans-séquences, des travellings et des fondus enchaînés, des destinées. En utilisant nos nouvelles technologies de son immersif qui permettent d’aller au bout de cette idée de mouvement, les images mentales et sonores se déplacent autour du spectateur et font qu’on est dans un récit de mouvement total. Cinématographie signifie “écriture du mouvement”, et non écriture de l’image. C’est le cœur du cinéma, qui a eu des formes muettes, parlant, en couleur et en noir et blanc… Pourquoi n’aurait-il pas une forme sans image, mais riche de tout le reste. » Parce qu’on n’échappe pas à une image générée par le son, particulièrement quand on la perçoit dans le noir, et parce que « le noir contient toutes les couleurs, mais aussi toutes les images. C’est un puits qui est le tréfonds de notre imaginaire, et les sons viennent interroger cette puissance imaginative », renchérit Octave Broutard, à l’origine de ce projet.
Restituer des sensations
La nouvelle grammaire sonore initiée par cette création en audio spatial utilise le son binaural, une technique qui vise à simuler lors de l’écoute au casque notre perception naturelle. Là où la stéréophonie nous offre une représentation du monde stylisée en deux dimensions, le son binaural permet une représentation tridimensionnelle. Il est alors possible, à l’aide d’un simple casque audio ou plus simplement des oreillettes de votre téléphone, d’entendre des sons à gauche, à droite, mais également au-dessus, au-dessous, devant ou derrière vous. Nul besoin d’un équipement de geek pour se laisser entraîner dans cette « expérience sensorielle au service d’un récit », pour reprendre les termes de la réalisatrice. Car c’est bien d’un récit qu’il s’agit, et pas seulement d’un paysage sonore dans lequel on aurait le loisir de se balader. « Le parti pris était d’aller suffisamment loin dans la sculpture des sons, des ambiances et dans la création du corps du trappeur et des corps animaux et minéraux (la neige), que ce soit suffisamment vivant, et que ça raconte en soi quelque chose à l’auditeur pour qu’il n’ait pas besoin des mots pour être emporté dans un récit », argumente Céline Ters. Afin de parvenir à cette restitution des sensations nées de la lecture du texte de Jack London, Octave Broutard s’est attaché à composer un univers à partir d’enregistrements sonores in situ (avec la complicité de Frédéric Changenet, ingénieur du son à Radio France), d’une création musicale originale, et d’extraits de la nouvelle dits par Richard Bohringer et Sarah Lefèvre.
Cet article est à retrouver dans Fisheye #56, disponible ici.
Photos du tournage, ou plutôt de la prise de son, dans les Alpes pour cette fiction d’un nouveau genre. © Sarah Lefèvre