En 1953, Robert Frank, prend la route et traverse les États-Unis, grâce à une bourse de la Fondation Guggenheim. Il dresse le portrait de l’Amérique et réalise un ouvrage, Les Américains. Paru pour la première fois en 1958, le livre vient d’être réédité aux éditions Delpire.
Triste, pervers et subversif. C’est ainsi qu’a été reçu le livre Les Américains paru pour la première fois en 1958. Robert Frank, né à Zurich en 1924, avait dressé le portrait de l’Amérique dans toute sa réalité amère. « Vous regardez ces photos, et à la fin vous ne savez plus du tout quel est le plus triste des deux, un jukebox ou un cercueil », écrivait Jack Kerouac dans la préface du livre. Le mythe du rêve américain était bouleversé. L’ouvrage se compose de photographies prises à la volée, parfois floues, et souvent décentrées. Soixante ans après sa sortie, Les Américains demeure une œuvre devenue culte. L’ouvrage reparaît chez Delpire dans une édition revue et corrigée par Robert Frank lui-même. L’auteur de On the road, moteur de la beat generation, révèle l’atmosphère du livre dans sa préface. « Cette impression démente en Amérique quand le soleil brûle les rues et que la musique sort du juke box ou d’un enterrement tout proche », annonce Kerouac. Texte et images illustrent l’errance d’une société convulsée entre le puritanisme et l’obscénité, la pauvreté et les excès.
Seul dans une vieille voiture, Robert Frank scrute le visage caché du pays des rêves et des libertés. Il cueille sur la route des fragments de lieux et des scènes de vie ordinaires. En plein mouvement beat, il erre, recueille des stoppeurs dans sa voiture et se pose dans les relais routiers. Il visite les casinos de Nevada, arpente les rues de Chicago et les déserts en Arizona, et assiste à des funérailles comme à des meetings politiques. Au fil des pages, se succèdent un juke-box dans un bar en Caroline du Sud, une autoroute infinie au Nouveau-Mexique, des urinoirs à Memphis, un cinéma drive-in et des travailleurs des usines à Detroit. Ce road film en images tisse la trame de cet ouvrage.
Une photographie « tellement américaine »
« Voilà comment nous sommes dans la vie réelle et si ça vous plaît pas j’en ai rien à faire car je vis ma vie comme je l’entend et puisse Dieu nous bénir tous, p’t-être… ».
Tel est le discours que pourraient tenir les protagonistes de Les Américains. C’est dans toute leur crudité que les scènes sont capturées par le photographe suisse. « Les visages ne promeuvent ni critiquent », commente Kerouac. Robert Frank crée une nouvelle forme de photographie vernaculaire et redéfinit, comme le firent les auteurs de la beat generation, une image de la société américaine non idéalisée. Il donne à voir les marginaux, les espaces vides, la pauvreté, l’avidité et les excès. Et il le fait toujours sous un regard délicat et poétique, teinté de mélancolie. Lorsque Kerouac formulait pour la première fois le terme « beat », il pensait à un jeu de mots. Il évoquait le sens littéral de l’argot anglais « cassé », référant à une génération perdue, et le mot français « béat », désignant un mouvement de poètes et d’idéalistes. « Robert Frank, suisse, discret, gentil, avec ce petit appareil qu’il lève et déclenche d’une main a su tirer du cœur de l’Amérique un poème triste sitôt transposé sur pellicule, trouvant ainsi sa place parmi les poètes tragiques du monde ». Les Américains est un livre qui a marqué l’histoire de la photographie, comme l’opinion que les Américains ont d’eux-mêmes. Jack Kerouac vous aura prévenu : « Celui qu’aime pas ces images-là aime pas la poésie, vu ? »
Les Américains, Delpire, 35 €, 180 pages
Introduction de Jack Kerouac (nouvelle traduction par Brice Matthieussent)
© Robert Frank