Dans le cadre de l’exposition Apprivoiser les creux, Juliette Treillet présente Sacrum, un travail intime et universel sur l’avortement. Ses images sont à découvrir à l’Orangerie du Parc de la Tête d’or, à Lyon, jusqu’au 2 juillet.
Une femme sur trois a recours a un avortement au cours de sa vie. Plus de 70% d’entre eux sont pratiqués sur des femmes qui utilisaient une contraception au moment où elles sont tombées enceintes. Et pourtant, « encore aujourd’hui, personne ne veut entendre les avortées. Ce qui se passe dans nos ventres et dans nos têtes quand on choisit de ne plus être enceintes, c’est encore trop sale, trop glauque et trop honteux ». Ces mots, signés Pauline Harmange (dans son ouvrage Avortée, une histoire intime de l’IVG) soulignent que pour l’avortement, comme pour d’autres sujets qui touchent aux minorités, il n’y a pas de place à la complexité. En France, comme à l’étranger, le sujet demeure un tabou ô combien clivant. « Le monde a-t-il vraiment besoin d’un énième témoignage à ce sujet ? » S’interroge l’autrice dans son ouvrage, et sa réponse est aussi tranchée que ces mots : « Si les hommes blancs, cis et hétéros peuvent raconter cent fois la même histoire d’un antihéros en pleine crise de la cinquantaine sans toutefois créer d’embouteillages marketing, alors les autres peuvent aussi prendre le droit de répéter, d’entériner, de marteler ». Juliette Treillet, une photographe lyonnaise de 27 ans s’est emparée de ce droit. En 2018, elle apprend sa grossesse et choisit d’avorter. Un geste qui transforme une vie, la sienne. Deux ans plus tard, elle réalise ses premières photos. « J’accumule des images, et en parallèle j’engage des dialogues avec ma famille. Et puis, elle écoute : qu’est-ce que mes photos me disent ? » C’est ainsi qu’elle procède, et que la série Sacrum a pris, naturellement, forme. Un besoin venu des entrailles, rassemblant des images d’archives et des clichés plus récents.
L’avortement cristallise les silences
« Parler, c’est faire exister. Sur un plan individuel, c’est important pour se construire, se définir, et être en lien avec les autres. Sur un plan politique, c’est essentiel pour rendre visible et rendre normal » explique Pauline Harmange dans son livre. Et quand il est trop dur de poser les mots, on montre. Les images de Juliette Treillet suggèrent plus qu’elles ne dénoncent ou illustrent, et c’est là qu’elles tirent toutes leur force. Dans Sacrum, pas de sang, ni de chair. Ses clichés ne sont en rien médicaux, cliniques. Le concret laisse place à la « distance de protection ». Cet espace où il est encore possible de travailler un sujet aussi intime et bouleversant. « Il y a eu une image qui évoquait un fœtus, mais je l’ai retirée, cela renvoyait à la violence de l’événement », confie l’auteure qui préfère les paysages aux corps. De ses clichés, il émane une douceur indescriptible, presque en désaccord avec sa vision du monde. « J’ai grandi dans les basses alpes, dans un village d’une cinquantaine d’habitant·es, en montagne. Je viens du même coin que Jean Giono, et je partage ses idées : la nature est un espace dual où le beau se confronte au brut, où le trash n’est en fait que le vrai : des chasseurs, une mise bas devant la maison… J’entretiens un rapport à la nature qui n’est ni doux ni romantique. Je crois en son mysticisme et sa puissance. C’est dans la nature que tout prend vie ». C’est d’ailleurs sur les terres de son enfance qu’elle a réalisé ses images. Féministe, elle s’engage dans un militantisme doux et offre la possibilité, à celui ou celle dont le sujet perturbe, de voir autre chose. On le sait, l’avortement cristallise les silences. Il se cache « dans nos non-dits ou nos trop-pleins, on se transmet son fantôme ou sa cicatrice de génération en génération, de veillée en murmure, de copine en rencontre ». Les mots de Pauline Harmange résonnent particulièrement pour la photographe. « Sacrum est un travail sur l’héritage, sur ce que l’on transmet dans les silences. Ma mère m’a dit un jour : « Parfois j’y pense, et je me dis que ton frère n’est pas l’aîné » », raconte Juliette Treillet, près de quarante-cinq ans plus tard.
Contempler le vide
Un ciel violet sème le doute. Où sommes-nous ? À la croisée des époques, là où l’histoire personnelle rencontre celles de millier de femmes. « L’avortement est une histoire universelle qui ne peut être qu’intime au départ », ajoute la photographe. En jouant avec les perspectives et les textures, elle force un regard à dimensions multiples, et lie le passé au présent avec naturel. Un détail de statue évoque la puissance des gestes donnés et reçus par des femmes, sur d’autres femmes, et un triptyque sublime invite à contempler le vide, cet interstice qui ne porte pas de nom. « Au Japon, les différentes étapes du tir à l’arc portent un nom. Après l’extension de la corde il y a Kaï, l’union et Hanare, la séparation », explique-t-elle. L’union et la séparation, le plein et le vide, le visible et l’invisible, le ressenti et le vécu. C’est d’ailleurs tout cela que porte (et supporte) le sacrum, cet os issu de la fusion de cinq vertèbres sacrées qui accueille, relie et protège. « Faut pas croire que la plante ça raisonne pas. Ça se dit : bon, on va se renforcer, et, petit à petit, ça se durcit la tige et ça tient debout à la fin, malgré les orages » écrit l’auteur favori de Juliette Treillet, Jean Giono dans Regain. Si Sacrum s’adresse à toutes les femmes qui ont vécu un avortement ou qui le vivront un jour ainsi qu’à celles et ceux qui accompagnent une femme dans une telle épreuve, il s’agit aussi d’une histoire de reconstruction qu’elle partage avec pudeur. Elle a réussi ce que tant de femmes peinent à faire. Avant d’aller découvrir ses images à l’Orangerie du Parc de la Tête d’Or dans le cadre de l’exposition collective Apprivoiser les creux, méditons une fois encore sur les mots de Pauline : « Il doit y avoir – on doit créer – des espaces où ce qu’on ressent d’ambigu, de négatif, de triste et collant, doit pouvoir être dit, reçu, dans la société et en dehors du secret. L’expérience de l’avortement est une preuve parmi tant d’autres que la solitude rend tout plus difficile. Le lien comme accélérateur des particules de sérénité.»