Dans Where Paths Meet, Taras Bychko compose un patchwork d’instantanés et d’émotions pour définir les contours de l’émigration. Pour ce faire, le photographe ukrainien, installé au Royaume-Uni depuis 2022, a convoqué sa propre expérience ainsi que celle de ses proches et de personnes inconnues.
Fisheye : Quel a été le point de départ de Where Paths Meet ?
Taras Bychko : En 2022, ma famille et moi avons été contraints de quitter l’Ukraine pour le Royaume-Uni. Cette expérience m’a changé. L’émigration forcée est un processus de grande transformation qui soulève de nombreuses questions sur l’identité, la place que nous occupons dans un monde nouveau et le lien que nous entretenons avec le passé. Ce n’est pas seulement une exploration d’événements extérieurs, il s’agit de changements internes, des sentiments de confusion et de solitude qui émergent quand quelqu’un n’a d’autre choix que de partir de son pays. Toutefois, j’ai compris qu’une réaction immédiate ne permettrait pas d’approfondir ce sujet et que j’avais donc besoin de temps pour vivre et assimiler tout cela.
Ce n’est qu’au bout de deux ans et demi que j’ai repris l’idée de ce projet, dans le but d’examiner le processus d’émigration d’un point de vue plus détaché et réfléchi. J’ai alors soigneusement analysé le parcours que ma famille et moi-même avions suivi. J’ai documenté les moments clefs et j’ai réalisé que, même si je ne me souvenais pas d’événements spécifiques dans les moindres détails, les émotions qu’ils suscitaient restaient incroyablement vivantes. Cette constatation est devenue le fondement de ma recherche : il était essentiel de trouver et de transmettre l’imagerie émotionnelle qui est souvent plus profonde que les faits eux-mêmes.
Pour réaliser ce projet, tu t’es entretenu avec de nombreuses personnes. Comment t’y es-tu pris ?
J’ai d’abord parlé avec ma femme et mes enfants et j’ai comparé leur expérience à la mienne. Puis, avant de chercher des images pour transmettre ces émotions, j’ai décidé d’étendre le processus et d’engager des conversations avec le plus grand nombre possible de personnes qui s’étaient trouvées dans des situations semblables. J’ai commencé avec mon cercle amical, qui est composé d’artistes qui, comme moi, ont été dispersés dans le monde entier. Nous avons discuté des choses qui nous étaient arrivées et plus j’explorais le sujet, plus je percevais des similitudes.
Cependant, comme ces personnes étaient mes collègues du monde de l’art, j’ai voulu en rencontrer d’autres, des étrangères représentant des professions complètement différentes. La plupart venaient d’Ukraine, je les avais croisées à l’occasion de divers événements. Au cours de nos échanges, j’ai essayé de trouver des réponses à mes questions. Plus j’approfondissais le sujet, plus je découvrais des émotions communes. Nous partagions toutes et tous la perte, l’anxiété, la nostalgie, mais aussi l’espoir et la recherche d’un nouveau sens dans un environnement inconnu. Mes élèves m’ont été d’une grande aide dans ce travail. Ils ont interrogé leurs connaissances, ce qui a permis d’élargir considérablement la portée géographique de l’étude.
Quelle histoire de l’émigration forcée souhaites-tu raconter ?
Avec Where Paths Meet, je ne veux pas me contenter de raconter une seule histoire, je veux révéler toute la gamme des émotions qu’une personne éprouve lors d’une émigration forcée. J’ai souhaité créer une série qui traduirait une expérience multidimensionnelle, ouvrant la voie à différentes interprétations, tant pour celles et ceux qui sont passés par là que pour celles et ceux qui tentent de comprendre. Il est essentiel de montrer que ce n’est pas un voyage linéaire, mais qu’il est complexe, souvent contradictoire. Il s’agit d’une fluctuation constante entre le désir de s’intégrer dans un nouvel environnement et la peur de perdre le lien avec sa patrie. Il s’agit également du silence et du non-dit, de ces émotions difficiles à exprimer par des mots, mais que l’on peut ressentir à travers des images. La principale conclusion à laquelle je suis venu est qu’une personne qui n’a pas vécu cette situation ne peut la comprendre pleinement. Aujourd’hui, je sais avec certitude qu’il y a trois ans, je n’avais même pas conscience de 10 % de ce que j’allais devoir affronter.
Le silence et des non-dits que tu évoques ont une place importante dans tes images.
Oui, la photographie sert ici de langage aux émotions silencieuses. Elle permet l’ambiguïté, des interprétations multiples et un lien plus profond et plus personnel entre le public et l’image. J’ai cherché des cadres qui ne dictent pas une histoire unique, mais qui invitent celui ou celle qui regarde à ressentir, à réfléchir et à compléter le non-dit par sa propre compréhension.
Dans de nombreux cas, le silence dans l’émigration forcée n’est pas seulement une question de phrases inachevées. Il s’agit d’un dialogue interne, de moments calmes de prise de conscience, du poids des souvenirs et de la nostalgie inexprimée d’une vie passée qui ne sera plus jamais la même. Ce projet ne considère pas le silence comme un vide, mais comme un espace où les émotions peuvent exister sans qu’il soit nécessaire de les expliquer.
Quelle est la plus grande difficulté à laquelle tu t’es heurté ?
Le plus difficile a été de me replonger dans ces émotions à travers la photographie. Revivre ces moments, en particulier ceux liés à la douleur, à l’incertitude et à l’adaptation, était épuisant. Il était compliqué de trouver un équilibre entre le personnel et l’universel : comment transmettre ma propre expérience d’une manière qui soit compréhensible à la fois pour celles et ceux qui sont passés par quelque chose de similaire et pour celles et ceux qui essaient seulement d’appréhender cette réalité ? Revenir à ces émotions signifiait aussi me confronter à ma vulnérabilité, d’autant plus que le projet commençait à inclure non seulement mon histoire, mais également celle des autres. J’ai eu l’impression de rouvrir de vieilles blessures, mais en même temps, c’était nécessaire pour l’authenticité du travail.
Pourquoi as-tu choisi d’avoir recours à un format instantané ?
J’ai décidé d’utiliser le Polaroïd parce qu’il me permet de capturer des fragments émotionnels et physiques dans leur forme brute. Immédiatement après avoir réalisé le tirage, on peut voir la lumière, les ombres et les couleurs prendre vie sur le papier, ce qui donne l’impression que le temps s’est arrêté. Il y a aussi quelque chose de philosophique dans l’idée même de la photographie instantanée : chaque image incarne le concept de « moment irréversible ». Elle ne peut être modifiée, éditée ou annulée. C’est le reflet parfait de ce que je ressens lorsque j’observe des personnes qui traversent une crise. Tout comme au moment de la prise de vue, nous ne pouvons souvent pas changer le monde, nous ne pouvons que capturer ce moment, en essayant de le comprendre et d’en trouver l’essence.
Ce procédé rappelle finalement le processus d’émigration lui-même. Les choix que nous faisons lorsque nous nous trouvons dans un nouvel environnement façonnent notre parcours et déterminent notre avenir, même si nous n’avons pas toujours la possibilité d’en prévoir toutes les conséquences. Bien que nous cherchions parfois à changer le passé ou à réparer des erreurs, chaque image et chaque décision ont une valeur : c’est une partie de notre histoire que nous ne pouvons pas effacer.