Aisle Seat, série conceptuelle et minimaliste réalisée par Ilias Lois est née d’un constat simple : nous sommes incapables de situer le point précis de l’horizon. En jouant avec des symboles et des « oxymores visuels », le photographe grec interroge, en contrepoint, notre relation au monde urbain, et son impact sur notre existence. Entretien.
Fisheye : Qu’est-ce qui te plaît, dans la photographie ?
Ilias Lois : J’aime tout simplement la pratiquer. Créer des narrations visuelles et parler des images que je perçois. Ces plaisirs m’ont poussée à me tourner vers le 8e art. Plus récemment, je me suis lancée dans la curation, et l’éducation.
Comment as-tu découvert le médium ?
Je n’ai jamais fait partie de ces enfants que des parents initient à la photographe en leur offrant un boîtier – si c’est le cas, je ne m’en souviens pas particulièrement, et ce n’est pas ce qui m’a fait découvrir cette discipline… Si je dis cela, c’est parce que j’ai récemment trouvé une image de moi à trois ans, tenant un appareil, c’était très surprenant !
Au lycée, j’ai rejoint un groupe de théâtre. Là-bas, j’ai véritablement découvert le monde de l’art : en étudiant les travaux de dramaturges, de musiciens, de créateurs. Je me suis senti à l’aise dans cet environnement. J’ai donc commencé à m’essayer à plusieurs médiums, et je me suis particulièrement attaché à la photographie. Si je n’y connaissais rien au départ, je me suis rapidement inscrit au Département de photographie et des arts visuels de mon université, et je m’y suis senti chez moi !
Tu nous présentes ta série The Aisle Seat ?
Le point de départ de cette série est l’impossibilité de voir l’horizon. Mais je ne parle pas simplement d’être placé sur un fauteuil loin de la fenêtre dans un avion ! Ceux qui vivent dans une grande métropole, au cœur d’une jungle de gratte-ciel connaissent également cette sensation. Il est futile d’essayer d’apercevoir cette ligne précise, qu’on soit installé côté allée, ou que l’on se trouve au cœur d’une ville en plein essor. L’incapacité à voir l’horizon, et le fait de ne pouvoir distinguer que des choses à proximité de nous dans l’espace urbain font aussi écho à des handicaps modernes, tels que la myopie.
Qu’est-ce qui t’a donné envie d’explorer cette notion ?
Il y a quelques années, j’étudiais les beaux-arts à Venise – une ville construite comme un labyrinthe. Beaucoup de touristes ont dû remarquer, alors qu’ils y passaient quelques jours, qu’il est extrêmement facile de se perdre dans ses petites rues. Bien que j’y sois resté plus longtemps, et que j’ai appris à la connaître, son organisation me désoriente toujours autant. Alors la mer, l’horizon, et certaines architectures m’ont servi de repères lors de mes errances quotidiennes. C’est de retour à Athènes, après avoir passé des vacances près de la mer Égée, que j’ai finalement conçu l’idée de cette série.
En quoi le milieu urbain a-t-il influencé ton travail ?
En parallèle de ce phénomène de désorientation propre aux métropoles, je m’intéresse également à la manière dont l’organisation urbaine influe sur les gens et leur relation à la ville. La Révolution française de 1789 a notamment été capitale dans l’évolution de la perception de l’espace urbain. La ville s’est imposée comme un lieu de résistance, de rébellion, et a agi comme un modèle pour les autres puissances, qui souhaitaient à tout prix affirmer leur emprise grâce à des politiques de réorganisation – pour mieux contrôler les cités.
Quel genre de réorganisation ?
Au cours des 19e et 20e siècles, des interventions urbaines ont eu lieu dans de nombreuses villes occidentales : Haussmann à Paris, le mouvement architectural City Beautiful aux États-Unis, mais également dans les colonies de l’Empire britannique.
Un exemple typique de ces changements est les boulevards. Perçus à l’époque comme une sorte de publicité, montrant un monde uni, où toutes les classes sociales cohabitent de manière harmonieuse, ils transformaient en réalité la rue en un outil permettant d’orienter la vie publique. Et les inégalités demeuraient, elles étaient simplement cachées dans les marges. Le contrôle de l’individu, les restrictions des libertés à travers l’organisation urbaine a donné naissance à une nouvelle forme d’insécurité qui n’existait pas jusqu’alors. Depuis, de nouvelles pratiques se sont développées, marquant la privatisation progressive des espaces publiques – jusqu’aux parcs et squares.
Tu utilises de nombreux symboles dans ton travail, peux-tu nous donner un exemple ?
C’est vrai que The Aisle Seat, comme une grande partie de mon travail, incorpore des symboles et des parallèles. Le titre de la série est d’ailleurs une allégorie. Il ne renvoie pas à un lieu ni à une époque définie. La signification de chaque image est enrichie par la manière dont la série est séquencée. Le portrait de la mouette qui semble anxieuse, à des kilomètres de son territoire d’origine, arrive par exemple juste avant un écran d’affichage dans un centre commercial qui, entre deux produits sponsorisés, s’impose comme la seule « sortie » évidente. J’aime beaucoup coupler des éléments opposés et créer ainsi des sortes d’oxymores visuels. C’est comme si on invitait dans une maison dix personnes qui ne se connaissent pas, mais qui ont des choses en commun. Le plus difficile ? Présenter ces points communs au regardeur petit à petit, et faire en sorte qu’il les perçoive.
Comment espères-tu que ton travail soit reçu ?
Si mes images permettent de nous faire questionner notre manière de vivre, j’espère qu’elles le font de manière originale. J’aurais pu me contenter de photographier des immeubles remplis de minuscules appartements, mais ce sont des images auxquelles nous sommes habitués ! C’est comme les catastrophes dont les médias parlent : il y en a tellement qu’elles ne semblent plus choquantes. Je veux que The Aisle Seat soit ressenti comme un bon film que l’on regarde dans le cadre d’un festival de cinéma indépendant, qui nous invite, le jour d’après, à nous interroger, à nous mettre à la place du protagoniste. On en discute alors avec des amis, on revisionne des scènes, pour développer notre réflexion…
As-tu été influencé par des penseurs, des artistes ?
Non, j’ai remarqué que je ne pouvais pas définir quel auteur, quel événement m’ont particulièrement inspiré, ni dans quelle mesure. Dans beaucoup de cas, les gens ou les situations qui me touchent n’ont rien à voir avec ma photographie. Je pense à des auteurs tels que Guy Debord, Charles Baudelaire, Zygmunt Bauman, ou encore Walter Benjamin, qui m’ont permis d’affiner mon opinion sur différents phénomènes sociopolitiques. David Lynch m’a appris la narration non sérielle, François Truffaut m’a touché grâce à ses citadins en mouvement constant, et Natassa Markidou, mon professeur à l’Université, m’a conseillé et encouragé à développer The Aisle Seat, et à le présenter au public.
Quels sont tes futurs projets ?
Continuer à travailler sur ce travail, qui est actuellement toujours en cours, tout en poursuivant The hand placed on the chest, ma nouvelle série, que j’envisage de publier sous la forme d’un livre.
En parallèle, je suis commissaire de l’exposition Little Lies de Io Paschou qui ouvrira ses portes en septembre, dans le cadre du Athens Photo Festival 2022. Enfin, j’ai l’honneur d’enseigner cette année au Centre Héllénique de Photographie !
© Ilias Lois