Dans The Trail Project, Jet Siemons recompose un album de vacances à la montagne qui s’inscrit dans sa propre temporalité. Pour ce faire, l’artiste néerlandaise entremêle les photographies et les cartes postales d’un couple inconnu, datant de 1939, à ses images personnelles.
Nous sommes au cœur du massif des Alpes. Les montagnes, rocheuses, verdoyantes ou enneigées, nous entourent de toute part. Nos poumons se gonflent de l’air glacial et de l’essence des conifères odorants. Quelques criques, qui se découvrent çà et là, au gré de nos pérégrinations, miroitent au soleil quand, la nuit tombée, au loin, ce sont les lumières de la ville qui scintillent telles les flammes vacillantes de bougies. Seul le bruit de l’eau qui court et de nos pas dans l’herbe foisonnante ou la neige fraîche vient rompre le calme enveloppant. À cette altitude, l’atmosphère est chaleureuse et insuffle une sérénité certaine. Ces images, qui éveillent les sens, sont le fruit d’un étonnant mélange que nous devons à Jet Siemons. Dans une série au long cours intitulée The Trail Project, la photographe néerlandaise a conjugué ses clichés à ceux d’un couple qu’elle n’a jamais connu, mais avec qui elle partage de nombreux points communs.
Dans l’intimité du couple
« J’étais dans un magasin de seconde main et, alors que je m’apprêtais à partir, j’ai remarqué une étagère remplie de piles de livres. L’un d’eux a attiré mon regard : c’était un album photo datant de 1939. En le feuilletant, la beauté des images m’a stupéfaite, et j’ai vu une histoire se dessiner. Il s’agissait d’un couple néerlandais en voyage, et j’ai immédiatement reconnu des choses que je faisais moi-même avec ma famille. Je l’ai donc acheté pour 7,50 €, mais je ne l’ai pas consulté tout de suite avec attention », se souvient Jet Siemons. Quelque temps plus tard, un projet qu’elle doit réaliser dans le cadre de ses études à la Royal Academy of Art de La Haye la pousse à se plonger dans ces archives. S’ensuit un examen approfondi de cette acquisition qui occasionne une étonnante découverte : certaines images sont en réalité des cartes postales annotées, objet qu’elle collectionne justement.
Ravie et émerveillée à la fois, elle passe dès lors des nuits entières à examiner cet album. « En lisant ces petits mots, j’ai trouvé des choses assez étranges », confie-t-elle dans un éclat de rire. Au fil des pages émerge ainsi un sentiment singulier. À mesure qu’elle s’immisce dans l’intimité de ce couple inconnu, une certitude grandit : elle dispose d’assez d’éléments pour retracer son parcours. À l’aide de Google Map, elle décide de se rendre sur les lieux de son passage qu’elle inscrit sur un plan de cette région qui lui est familière. « À chaque période de vacances, mes proches et moi allions à la montagne pour faire de la randonnée sur l’autre versant de cette montagne », révèle Jet Siemons qui, par le passé, a pris des images similaires de ces mêmes endroits.
Un voyage réinventé
« Ce que vous voyez n’est qu’une histoire parmi les milliers d’autres que j’aurais pu mettre en lumière et résulte des recherches que j’ai effectuées. Certaines cartes sont signées du nom d’Hannie ou Billo, et je crois qu’elles sont destinées à la mère de celle-ci, qui vivait à Rotterdam. J’ai donc retrouvé son adresse, qui se situe à proximité de l’endroit où j’ai grandi. J’ai ensuite voulu reconstituer leur arbre généalogique. Je pense y être parvenue, mais je n’en suis pas tout à fait sûre. J’ai longtemps hésité à contacter les membres de cette famille, leur descendance. Cela aurait été très intéressant, mais j’avais peur de tuer la magie de cette découverte », explique notre interlocutrice. Amusée par ces heureuses coïncidences, elle décide néanmoins de donner un nouveau souffle à ces souvenirs en les combinant avec ses photographies personnelles. « Cela permet de créer un espace dans sa propre temporalité. J’aime déployer des histoires à la frontière du passé et du présent, de l’oubli et de la mémoire », souligne-t-elle.
De la superposition de ces deux corpus découle finalement un voyage réinventé et atemporel, où la confusion s’installe peu à peu. « C’est comme si nous avions fait ce voyage ensemble », déclare la photographe d’un air enjoué. À l’image, sa gestuelle ressemble à celle adoptée par Hannie et Billo. Si les épaules s’arrondissent sous le poids de la fatigue, les mains tiennent les bâtons de marche avec fermeté et le regard demeure tourné vers le sommet. Les mêmes paysages semblent retenir leur attention et les cartes postales sont désormais signées de leurs trois noms. « Par le biais de cet album, je voulais raconter l’histoire d’un lieu qui, sur le point d’être oublié, est soudainement ramené à la vie. Je ne crois pas au destin, mais à la sérendipité. Je ne suis pas très douée pour tout ce qui tourne autour de la planification et, parfois, lorsque je n’essaie pas d’arranger cela, de belles choses se produisent. Si vous entrez dans un magasin avec un certain état d’esprit, vous passerez sans doute à côté de trouvailles étonnantes », assure Jet Siemons.