Si les droits des femmes régressent à travers le monde, et en particulier aux États-Unis, associations, personnel médical et artistes continuent de se mobiliser. Dans cette optique, la photographe Maggie Shannon a documenté la clinique Partners in Abortion Care, dans le Maryland, fraîchement ouverte après l’annulation de l’arrêt Roe v. Wade qui, jusqu’alors, protégeait au niveau fédéral le droit à l’avortement. Son travail Safe Heaven, empli d’empathie, rappelle la fragilité de l’accès à l’interruption volontaire de grossesse et agit tel un acte de résistance.
Cette année, le 8 mars, journée internationale des droits des femmes, a un goût particulièrement amer. À travers le monde, les droits des femmes régressent, et ce, depuis 2022, comme le révèle le rapport de la fondation Jean Jaurès et l’association féministe Equipop. Aux États-Unis, les exemples sont nombreux, en particulier depuis le renversement de l’arrêt Roe v. Wade à l’été 2022, qui compromet le droit à l’avortement dans plusieurs États fédéraux du pays (dix l’ont complètement interdit). La réélection de Donald Trump, au discours masculiniste et patriarcal, à la présidence cette année alerte les féministes, notamment sur la question de l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Ce dernier avait déclaré lors de sa campagne qu’il souhaitait proscrire son accès sur l’ensemble du territoire une fois installé à la Maison-Blanche.
Or, associations féministes, personnel médical engagé et artistes états-unien·nes résistent encore et toujours à ce retour de bâton. Maggie Shannon est photographe. L’annonce de la décision Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization (qui annule l’arrêt Roe v. Wade) la met dans un état de colère sans précédent. « Je me suis donné l’espace nécessaire pour faire mon deuil, mais il est rapidement devenu évident que je devais canaliser cette rage dans l’action. Je me suis posé la question suivante : quelles sont les compétences que je possède et qui peuvent contribuer à ce combat ? », explique l’artiste. À ce moment-là, elle tombe sur un bulletin d’informations de Feminist Midwife (une sage-femme engagée et doctorante en Éthique des soins de santé à l’université de Saint-Louis, qui tient un blog d’information sur la santé sexuelle et reproductive, ndlr), invitant à participer à une levée de fonds pour une nouvelle clinique qui pratique des avortements dans le Maryland. Selon le Center for Reproductive Right, l’IVG reste légale dans cet État et en 2024, les citoyen·nes ont voté pour modifier la constitution du Maryland afin de créer un droit à la liberté de reproduction. « Cela m’a immédiatement semblé être une histoire urgente et nécessaire. Que signifie la construction d’une clinique d’avortement à partir de zéro dans un paysage post-Roe ?, s’interroge-t-elle. Je savais que je devais le documenter. » Alors que Roe v. Wade part en fumée, un établissement médical renaît de ses cendres.
Partners in Abortion Care, la clinique de l’espoir
Cette clinique, c’est Partners in Abortion Care. Elle accompagne notamment les femmes voulant recourir à une IVG alors que la grossesse est déjà à un stade avancé. Maggie Shannon prend contact avec les fondateur·ices du lieu. Après des échanges téléphoniques, des vidéoconférences et une réflexion collective avec Joanna Milter et Stacy Pittman, l’équipe de photographes du New Yorker, sur comment aborder ce sujet dans un espace aussi intime, un respect mutuel s’établit. L’artiste rejoint alors la brigade médicale et les patientes pour une procédure de trois jours. « Le premier jour, j’ai pris très peu de photos. Je me suis plutôt attachée à rencontrer le personnel, à observer la vie quotidienne à la clinique et à nouer des relations. Il était important pour moi de comprendre le rythme de l’espace avant de le documenter », se remémore l’autrice. Par l’intermédiaire des infirmières, elle fait la connaissance des patientes et leur famille : « Elles ont fait savoir à chaque patiente qu’une photographe du New Yorker travaillait sur un reportage sur la clinique et que je souhaitais documenter leur expérience si elles étaient prêtes à le faire », détaille-t-elle. Puis avec celles qui voulaient la rencontrer, Maggie Shannon établit un premier contact dans une salle pour répondre à leur interrogation avant de sortir son appareil photo. Des liens forts se nouent entre certaines patientes et l’autrice, qui restera en relation avec deux d’entre elles.
Une photographie empathique et engagée
L’histoire des patientes et de cette clinique se décline en noir et blanc et s’inscrit dans la continuité du projet Extreme Pain, Extreme Joy, qui documentait les sages-femmes et les accouchements à domicile pendant la pandémie, de Maggie Shannon. « La naissance et l’avortement sont profondément liés – ce sont deux expériences intemporelles – et je voulais refléter ce sentiment de prolongement », soutient-elle. S’inspirant de la série Country Doctor d’Eugene Smith, Maggie Shannon dévoile la puissance de ces femmes et de ce lieu qui incarne le combat pour les droits des femmes. « L’élimination de la couleur permet de se concentrer sur l’émotion brute, la lumière et la forme, soulignant ainsi l’universalité de ces moments, remarque la photographe. Cette esthétique monochrome m’a semblé être le bon moyen d’honorer le poids et l’histoire de ce sujet tout en gardant les images fermement ancrées dans le présent. »
Aujourd’hui, cet établissement médical est toujours sur pied, mais profondément en difficulté, à l’instar des autres cliniques privées pratiquant l’IVG, parsemées sur le territoire états-unien. Maggie Shannon accentue le blâme sur les récentes coupes budgétaires de la Fédération nationale pour l’avortement : « Ce retrait brutal a laissé de nombreuses cliniques fonctionner au quart de tour, au bord de la fermeture. Ce qui est particulièrement frustrant, c’est que ces espaces vitaux ne sont pas seulement menacés par le programme de l’extrême droite, mais aussi par la mauvaise gestion financière de l’un des plus importants fonds d’aide à l’IVG du pays. » En ce 8 mars, l’artiste exprime alors son chagrin, un chagrin justifié par la politique de Donald Trump et ses allié·es qui martèlent les acquis sociaux. « J’ai l’impression que nous perdons quelque chose de précieux : des progrès durement obtenus, aujourd’hui anéantis par l’ignorance et la misogynie. Cette perte a un poids, une tristesse qui persiste, énonce-t-elle. En même temps, je m’interroge sur mes propres sentiments – peut-être sont-ils naïfs ? Pour tant de femmes, en particulier les femmes de couleur qui portent quotidiennement la pression de l’injustice systémique, que signifie réellement cette journée ? Pour elles, le combat n’a jamais cessé. Alors peut-être qu’au lieu de pleurer ce qui a été pris, je devrais me tourner vers celles qui continuent à aller de l’avant, apprendre de leur résilience et trouver des moyens de se tenir à leurs côtés. »