Une épopée indienne de la couleur

22 novembre 2018   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Une épopée indienne de la couleur

La rencontre entre l’art de la miniature et le 8e art a donné naissance,
 au milieu du XIXe siècle en Inde, à la peinture sur photographie, une pratique que sublime Vasantha Yogananthan dans un projet aussi délicat qu’ambitieux, intitulé A Myth of Two Souls. Le photographe franco-tamoul y collabore avec l’artiste indien Jaykumar Shankar et donne l’occasion de revenir sur cet art hybride, caractéristique du sous-continent. Cet article, écrit par Carole Coen, est à retrouver dans notre dernier numéro.

« Les débuts de la photographie peinte soulignent l’ambiguïté entre les artistes et les photographes

, indique Rahaab Allana, curateur à l’Alkazi Foundation for the Arts (New Delhi), qui détient la plus importante collection de photographies peintes indiennes en Asie. Le photographe y tient le rôle de portraitiste, alors que l’artiste y occupe celui d’artisan. Le format traditionnel des portraits issus de l’artisanat populaire, associé à leur encadrement photographique, a progressivement constitué un tournant pour les photographes, qui ont investi leurs images monochromes aux couleurs naturelles ou, souvent, hyperréalistes, et qui ont invité les artistes locaux et professionnels à y participer plus activement. »

À Paris, Vasantha Yogananthan fait défiler un à un les tirages de son nouvel opus, Dandaka, dont la moitié ont été peints par Jaykumar Shankar. Leur collaboration – toutes les photos sont créditées des deux noms – a débuté en 2015, soit deux ans après le début du projet A Myth of Two Souls. Il s’agit d’une série de sept livres correspondant aux chapitres de l’épopée mythique du Râmâyana, qui, avec le Mahâbhârata, constitue l’un des textes fondateurs de l’hindouisme et de la mythologie hindoue. Le dernier opus de ce travail, The Epilogue, est prévu pour l’été 2020. « Je cherchais un dispositif plastique pour communiquer l’idée que ce mythe est à la fois très ancien et très moderne. D’où l’envie de recourir à un artisanat d’art traditionnel, en le transposant à des images contemporaines », explique le photographe. Sous la main du peintre, les photographies mises en scène par Vasantha Yogananthan s’habillent d’un léger voile, dont les tonalités, entre onirisme et réalité, brouillent délicatement nos repères.

© Vasantha Yogananthan, peint par Jaykumar Shankar

Créer un art nouveau

L’apparition de la photographie peinte en Inde est, d’une certaine façon, liée à cette intention de « manipulation ». Issue de la tradition de la miniature et du bouleversement que provoque l’arrivée du média photographique sur le sous-continent dans les années 1850, cette pratique naît au sein des cours des maharanas (« rois princiers » en hindi) dans les États du nord et du centre-ouest de l’Inde: Rajasthan, Maharashtra, Gujarat. Engagés par les souverains, les artistes utilisaient la peinture comme un moyen d’interpréter leur sujet. En transformant le décor, en modifiant l’expression du visage pour lui donner un sentiment d’autorité ou de grâce, ils répondaient, à leur manière, aux désirs du commanditaire. La peinture conférait ainsi à la photographie une identité distincte, que renforçaient les différents styles de l’époque.

Ainsi, face à la nouvelle forme de représentation qu’incarnait la photographie, ces artisans, loin de s’y opposer, y ont intégré leur savoir-faire ancestral pour créer un art nouveau. Alors qu’en Occident, la photographie supplantait la peinture en tant que représentation de la « réalité », en Inde, elle servait les œuvres peintes censées refléter un niveau supérieur d’existence, une « hyperréalité ». « Et c’est par les peintures et les couleurs spécifiques, peut-on lire sous la plume d’Ajay J. Sinha, professeur d’histoire de l’art aux États-Unis, que s’est notamment réalisée l’appropriation de cette nouvelle technologie déployée sur le territoire par les colons britanniques. »

Les couleurs sont au cœur de la collaboration entre Vasantha Yogananthan et Jaykumar Shankar. « J’ai souhaité amener le peintre à travailler sur des photographies qu’il n’avait pas l’habitude de traiter, c’est-à-dire autres que du portrait. » Ce que faisaient, avant lui, son grand-père, puis sa mère, explique le photographe. « Et ce qui m’a plu quand on a commencé, c’est sa palette chromatique qui, sans être complètement naturelle, ne tend pas vers le kitsch bollywoodien. » Pour son travail sur les tirages noir et blanc 32 × 42 cm des photos prises à la chambre par Vasantha Yogananthan, Jaykumar Shankar avait toute liberté dans le choix des teintes. Dandaka est le volet sur lequel ils ont le plus poussé leur association : sur cinquante images, vingt-cinq sont peintes à l’aquarelle augmentée de pigments. Et chaque tirage, édité à sept exemplaires, est différent.

« Ce qui est intéressant, c’est son évolution, poursuit Vasantha Yogananthan. Il est parti des couleurs traditionnelles pour aller vers une interprétation personnelle. Sur certaines des photos, c’est du fauvisme. » Pour l’une d’elles, à paraître dans le prochain opus, Jaykumar Shankar a pris l’initiative, jusqu’alors inédite, d’ajouter des fleurs afin de guider le regard vers le sujet : un minuscule écureuil perdu dans la verdure. « Il a repensé la composition de l’image à travers la couleur », note le photographe. À l’inverse, il est parfois difficile de détecter si une photo a été peinte ou non, tant les sensibilités de deux artistes se rejoignent. « J’aime aussi beau- coup cette incertitude de nos travaux respectifs, poursuit Vasantha Yogananthan. Elle s’ajoute à la superposition temporelle et rejoint la manière, entre fiction et réalité, dont ce mythe est encore présent dans la vie des Indiens d’aujourd’hui. »

 

A myth of two souls

Galerie Folia, 13 rue de l’Abbaye, Paris, 75006 Paris

Du 18 janvier au 2 mars 2019

© Vasantha Yogananthan, peint par Jaykumar Shankar© Vasantha Yogananthan, peint par Jaykumar Shankar

© Vasantha Yogananthan, peint par Jaykumar Shankar© Vasantha Yogananthan, peint par Jaykumar Shankar

© Vasantha Yogananthan, peint par Jaykumar Shankar

© Vasantha Yogananthan, peint par Jaykumar Shankar
© Vasantha Yogananthan, peint par Jaykumar Shankar© Vasantha Yogananthan, peint par Jaykumar Shankar

© Vasantha Yogananthan, peint par Jaykumar Shankar

© Vasantha Yogananthan, peint par Jaykumar Shankar

Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #33, en kiosque et disponible ici.

Explorez
Sous le soleil d'Italie avec Valentina Luraghi
Mediterraneo © Valentina Luraghi
Sous le soleil d’Italie avec Valentina Luraghi
À travers sa série Mediterraneo, Valentina Luraghi nous transporte dans ses souvenirs d’été. Le·la spectateur·ice y découvre le...
29 août 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
La sélection Instagram #519 : évasion infinie
© Giorgia Pastorelli / Instagram
La sélection Instagram #519 : évasion infinie
Liberté. Ce mot résonne avec le clairon de l’été. Les artistes de notre sélection Instagram de la semaine célèbrent la douceur et le...
12 août 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
15 expositions photographiques à découvrir en août 2025
Jill, President Street, Brooklyn, New York, 1968 © Donna Gottschalk, Courtesy de l’artiste et de Marcelle Alix, Paris.
15 expositions photographiques à découvrir en août 2025
L’été est installé, et les vacances enfin arrivées. En parallèle des Rencontres d'Arles et pour occuper les journées chaleureuses ou les...
01 août 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Les images de la semaine du 21 juillet 2025 : l’été des voyages et de la culture
© Clara Chichin et Sabatina Leccia / Lucie Pastureau
Les images de la semaine du 21 juillet 2025 : l’été des voyages et de la culture
Cette semaine, dans les pages de Fisheye, expositions et conseils de lectures estivales s’épanouissent. Car, qui dit vacances dit temps...
27 juillet 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Les Femmes et la mer : mondes liquides
© Louise A. Depaume, Trouble / courtesy of the artist and festival Les Femmes et la mer
Les Femmes et la mer : mondes liquides
Cette année, le festival photographique du Guilvinec, dans le Finistère, prend un nouveau nom le temps de l'été : Les femmes et la mer....
Il y a 3 heures   •  
Écrit par Milena III
Les photographes montent sur le ring
© Mathias Zwick / Inland Stories. En jeu !, 2023
Les photographes montent sur le ring
Quelle meilleure façon de démarrer les Rencontres d’Arles 2025 qu’avec un battle d’images ? C’est la proposition d’Inland Stories pour la...
02 septembre 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
La sélection Instagram #522 : la rentrée est de sortie
© Nicholas Ip / Instagram
La sélection Instagram #522 : la rentrée est de sortie
Annonçant la fin de l’été, le mois de septembre est pour beaucoup synonyme de rentrée. Source d’enthousiasme pour certain·es...
02 septembre 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Dans l’œil de Valentine de Villemeur : un réfrigérateur révélateur
© Valentine de Villemeur
Dans l’œil de Valentine de Villemeur : un réfrigérateur révélateur
Cette semaine, nous vous plongeons dans l’œil de Valentine de Villemeur. La photographe a consigné le parcours de sa procréation...
01 septembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet