Après deux drôles d’années, le festival de photographie documentaire ImageSingulières a retrouvé son format traditionnel pour le plus grand bonheur des locaux et des passionnés de la photo. Pure réussite, la 14e édition est à découvrir jusqu’au dimanche 12 juin.
« C’est une édition nihiliste et pointilliste », nous déclarait Gilles Favier durant le week-end d’ouverture. Le photographe et directeur artistique a beau être désenchanté, il confirme avec cette 14e édition un profond engagement pour la photographie documentaire. « J’aime quand les choses se répondent », ajoute-t-il en référence à l’exposition thématique sur le Liban, présentée au Chai des Moulins. Révélée en 2021 à l’occasion du Grand Prix Isem 2021, Myriam Boulos livre un témoignage sur son pays natal à la suite des catastrophes environnementales et économiques. Des images iconiques de Françoise Demulder, Mathieu Pernot, Grabriele Basilico ainsi qu’un film de Carol Mansour complètent cet état des lieux brut et pourtant doux de la photographe. On savait que Gilles Favier maîtrisait le médium photo, on découvre cette année qu’il en est aussi un, de médium.
© Myriam Boulos / Magnum
À l’origine de cette programmation, plusieurs « chocs visuels » qui s’inscrivent pleinement dans l’actualité. « Le hasard fait bien les choses, enfin, je ne suis pas sûr du terme à employer… », commente Gilles Favier au lendemain de l’intervention de Donald Trump à la convention du groupe pro-armes NRA. « Par exemple, j’ai découvert le travail de Laurent Elie Badessi un matin, en voyant passer sur les réseaux sociaux une image d’un garçon de 10 ans. » Ce jeune homme en question porte une arme et un T-shirt où l’on peut lire « Believe in heroes ». Son sourire narquois nous transperce, littéralement. Le portrait est aussi terrifiant que les chiffres évoqués dans les médias : en 2022, 27 fusillades ont eu lieu dans des écoles – de la maternelle au secondaire – et depuis 2018, on en compte 119 (Education Week). Près d’un enfant décède chaque jour à cause d’une arme à feu (the Gun Violence Archive). Le photographe de mode, installé aux États-Unis depuis plus de 30 ans, a rencontré plusieurs enfants afin de comprendre leur relation psychologique et affective aux armes. Factices ou réels, ces objets de destruction rappellent qu’aujourd’hui les besoins de puissance et de sécurité n’obsèdent pas seulement les adultes. Au sein du centre documentaire, la violence et l’ambiguïté se confondent et une interrogation émerge : et si les images pouvaient servir une campagne pro-armes ? Autre problématique contemporaine, le changement climatique. Le photographe de l’agence VU’ Raphaël Neal propose, avec sa série intitulée New Waves, une prise de recul poétique. Non pas qu’il minimise les inondations et autres désastres écologiques, mais il préfère montrer un « imaginaire paradoxal » où la jeune génération investit des territoires préhistoriques, voire postapocalyptiques. Dans l’ancien cinéma Rio, Patrick Wack présente quatre années de travail. Immersion dans la région autonome ouïgoure. Acculturation forcée, esclavage moderne, le photographe membre de l’agence Inland dépeint l’évolution de la région en même temps que le quotidien de la minorité.
© Raphaël Neal / VU’
Les mots qui poignardent
Il est également question d’oppression dans la trilogie de Camille Gharbi, Faire Face, présentée au sein de la salle Tarbouriech et déclinée en un livre chez The Eye édition. Un travail ô combien puissant traité sous trois dimensions : les féminicides (« Preuve d’amour »), les auteurs de violences conjugales (« Les Monstres n’existent pas »), et les victimes (« Une Chambre à soi »). « J’ai choisi de m’intéresser au comment plutôt qu’au pourquoi », confie celle dont la mère a subi quelques violences. Il y a quelques mois, nous présentions, dans notre Focus#3, son premier volet consacré aux armes. À Sète, les deux derniers chapitres lui font face pour la première fois, et l’ensemble fait froid dans le dos. Pas de représentation directe ici, à la place, des portraits de dos des incarcérés et des chambres où les femmes parviennent à se reconstruire. L’une d’elles confirme d’ailleurs l’extrême utilité du 8e art : « L’image, ça permet de retrouver confiance en soi. C’est une manière de prouver à mon ex-mari qu’il avait tort ». Car la force de cette proposition réside notamment dans la somme de témoignages, difficiles à lire dans leur intégralité. Les portraits délicats associés aux mots qui « poignardent » ne délivrent pas un message manichéen, ils confirment plutôt que l’empathie est nécessaire pour comprendre l’autre et faire évoluer les mœurs. « La photographie est une rencontre, une incitation à la rencontre », analyse Gilles Favier. Elle permet de documenter des lieux inédits et de rendre hommage aux oublié·e·s. A Tree Called Home résulte d’une collaboration entre le brillant Kent Klich et des patients, docteurs, chercheurs et militants. Un fabuleux travail nous ouvrant les portes d’asiles psychoneurologiques russes. Alexis Vettoretti a quant à lui transporté sa chambre photographique dans la Sarthe auprès de femmes paysannes. Et puis il y a celles et ceux qui ont volontairement décidé de disparaître. Sur les murs de la gare SNCF de Sète, Tim Franco expose ses portraits majestueux de défecteurs nord-coréens.
© Kent Klich
Respiration profonde
Catastrophes écologiques, armes, esclavage, disparitions… Gilles Favier nous avait prévenus : cette 14e édition est nihiliste. Mais dans un monde fait de violences, certain·e·s photographes parviennent toujours à déceler la beauté dans ce qui nous entoure. Au musée ethnographique de l’Étang de Thau, à Bouzigues, Sébastien Van Malleghem, alias celui qui photographie « les choses dont les gens se méfient un peu – les alligators, la mort ou bien les taulards », nous invite à une séance de respiration profonde. Immersion en pleine nature, dans le grand tout qui le fascine depuis des années. « Son regard poétique et puissant me prend aux tripes », confie la co-directrice Valérie Laquittant. Et elle n’est pas la seule à être réceptive à une telle intensité. Gabrielle Duplantier, photographe invitée en résidence, livre une vision émouvante de Sète. Dans son univers, les êtres dialoguent avec leur environnement dans un fluide harmonieux. Un élément que l’on ressent devant les images de Tendance floue. Au Chai des Moulins, la force du collectif frappe une fois encore avec le nouvel opus de leur projet Fragiles, « un panorama d’interrogations sur un monde devenu vulnérable et incertain », soutenu par Fujifilm. Moments familiaux suspendus, quêtes obsessionnelles, traces de l’homme en milieu naturel, questions migratoires… Les propositions mélangées ici témoignent de la complexité du monde et offrent un parfait « équilibre entre la fusion et la singularité » pour reprendre les mots de Meyer, membre du collectif.
« On a un public qu’on ne sous-estime pas », conclut Valérie Laquittant. Il est vrai que depuis la première heure du festival, les deux directeurs ont suivi leurs instincts et valeurs, dans une énergie bienveillante. « Prendre des risques cela signifie aussi montrer des projets en exclusivité et garder une souplesse dans la construction de la programmation », précise-t-elle. À cette riche programmation s’ajoute une série d’événements (talks, projections et visites commentées) durant le premier week-end, et un précieux programme d’éducation à l’image. Cette année par exemple, les matinées sont réservées aux groupes et aux scolaires. Bref, ImageSingulières s’impose comme l’un des meilleurs festivals photo français. La première place lui serait assurée s’il pouvait se prolonger tout l’été…
© Alexis Vettoretti
© Gabrielle Duplantier / Galerie 127
© Laurent Elie Badessi / Polka Galerie
© Camille Gharbi / The Eyes Publishing
Fragiles © Tendance Floue
© Sébastien Van Malleghem / Renegades Agency
© Patrick Wack / InLand
© Tim Franco / InLand
© Kent Klich
Image d’ouverture © Gabrielle Duplantier / Galerie 127