Le complexe du homard selon Cléo-Nikita Thomasson

11 mai 2023   •  
Écrit par Anaïs Viand
Le complexe du homard selon Cléo-Nikita Thomasson

Cléo-Nikita Thomasson, 28 ans, présente au Larvoratoire photographique un travail au long cours sur l’adolescence. Amorcé en 2015, Le complexe du homard enregistre cette période complexe et vulnérable qu’est l’adolescence. Mues des corps, besoin intense de liberté ou peurs inexplicables, la photographe partage ici ses délicats portraits d’adolescent·e·s rencontré·e·s aléatoirement dans la rue et sur les réseaux sociaux. Entretien. 

Fisheye : Comment définirais-tu ta pratique photographique ? 

Cléo-Nikita Thomasson : Ma pratique s’articule autour de la photographie documentaire. Je travaille de façon instinctive : je cherche des endroits de sincérité, de franchise. J’aime travailler dans la lenteur et la durée. Quant à la photographie, elle est le médium qui m’a amené à la rencontre du temps des autres. Aujourd’hui, j’assume et rends précieux mon travail par la longévité. 

Le complexe du homard  marque la fin de ton été 2015, l’été de tes 20 ans…

Cet été-là, je suis rentrée à Bruxelles pour finaliser ma dernière année d’école d’art. Il me fallait trouver un projet à réaliser sur un an. Ce projet est né d’une envie de m’exercer au portrait. La question de l’intime s’est vite posée et a déclenché l’envie d’essayer de travailler la proximité sans partir de Bruxelles, d’explorer un projet photo juste là, sous mes yeux. À ce moment-là, je cherchais à construire un dialogue, à associer des mots à mes portraits. Je me suis focalisée sur l’intime de l’adolescence, sur les questions difficiles émergeant durant cette période. Je me suis cherchée à travers tout cela aussi. 

Le projet se divise en trois chapitres. La première partie (2015-2016) se compose de trois carnets réunissant une année de prise de vue, de texte et d’archives. À peu près 300 pages de carnet avec l’apparition d’une vingtaine de personnes. Le deuxième volet est un documentaire vidéo tourné en 2019. Enfin, la partie que je travaille actuellement est une série au moyen format avec des textes réalisé en 2022 et 2023. 

© Cléo-Nikita Thomasson© Cléo-Nikita Thomasson

Le complexe du homard… Pourquoi avoir repris ce concept formulé par Françoise Dolto et de quoi s’agit-il ? 

Au cours de mes premières recherches, j’ai découvert ce terme que j’ai trouvé signifiant, doux et intrigant. C’est ainsi que Françoise Dolto nommait la crise d’adolescence. La pédiatre a inventé cette image pour expliquer cet état durant lequel l’enfant se défait de sa carapace, soudain étroite, pour en acquérir une autre. « Entre les deux, il est vulnérable, agressif ou replié sur lui-même. Le corps imaginaire est notre premier moyen d’expression, un langage symbolique, toujours mystérieux. C’est à travers cette vision du corps que la dimension éthique et poétique de Françoise Dolto se révèle avec le plus de force. Car on peut appeler le respect de ce mystère-là chez l’autre par un autre nom : liberté », pour reprendre les mots d’un article paru sur Psychologies. 

Que retiens-tu de ton adolescence ? 

Mon adolescence a été une longue période intense, où se sont mélangés un mutisme et la découverte de la photographie. Durant cette période, j’ai accepté l’inacceptable, j’ai pu tomber amoureuse, vivre de longs étés, apprendre à mémoriser plus intensément, et découvrir que j’avais des limites sans les poser pour de bon. 

J’ai fait ma crise d’adolescence comme tout le monde, j’imagine. Il faut passer cette étape dite de mutation, empreinte d’une grande liberté. Dans le mot crise, je vois surtout une débordante énergie qui arrive sans savoir où la placer dans le corps qu’on porte. 

© Cléo-Nikita Thomasson© Cléo-Nikita Thomasson

Comment s’y prend-on pour photographier le silence des choses ?

Je privilégie le format argentique, car il est à mon sens le plus adapté au portrait et à la façon dont j’aime raconter des histoires. Plus particulièrement le moyen-format, allégorie de la lenteur. Il crée un espace et un temps photographique différent, qui me permet de garder un regard sur mon sujet tout en composant l’image – celle-ci étant renversée – et cela favorise, ainsi, l’intimité. Souvent, une cicatrice, une main, une posture peuvent devenir un portrait. Les détails, les péripéties et les anecdotes s’enclenchent, se déduisent, s’appellent, assurent la cohérence de l’ensemble.

Te rappelles-tu de la première photo réalisée pour ce projet ? 

J’ai fait mon premier portrait avec Suzanne sur le toit de ma maison, une fin de journée mi-chaude, mi-fraîche de septembre, un dernier crépuscule d’été pour un long projet. Je l’avais abordé quelques jours plus tôt dans un lavomatic. 

© Cléo-Nikita Thomasson© Cléo-Nikita Thomasson

Qui sont les adolescent·e·s que tu photographies ? 

Je travaille avec des personnes souvent jeunes, entre l’adolescence et l’âge adulte, dans un état de transition, d’entre-deux, auquel je peux m’identifier. Je les ai toutes et tous rencontré·e·s à Bruxelles, la majorité y vit encore et d’autres ont quitté la ville. J’aime aborder chaque personne rencontrée à travers le lien intime et instinctif qui nous lie. La photographie est une façon d’apporter un début de réponse à l’énigme qu’ils peuvent représenter pour moi. J’ai parfois été leur amie et/ou la porte-parole de leur silence. Je rentre dans leur chambre comme je rentre dans la mienne. 

Tu as choisi de partager tes carnets, et donc ton processus de création, pourquoi ? Quel rapport entretiens-tu aux mots ? 

Avec Le Complexe du Homard  j’ai trouvé ma démarche artistique : au-delà des images, je me suis mise à tenir des carnets, mélangeant les mots des adolescent·e·s et les miens. Cette quête prend la forme d’images, mais aussi de textes, ou plutôt de mots épars, arrachés aux pages des cahiers…  

Ordonner, tracer – dans ce bloc d’émotions – des lignes de force, des traits…Produire du sens, organiser, dresser la mémoire et la dominer de façon méthodique et à l’aide de techniques variés… Chaque support appelle à un temps différent de création : les différentes vitesses associées à l’appareil photo, un temps plus long de l’écriture, un trait vif, des paroles déliées et précieusement enregistrées. Dans mes carnets, je mêle au fil des pages mon ressenti, et ceux de mes sujets.

Les carnets résultent d’un effort commun. Ils sont la trace de mon cheminement, telle une enquête. Ils laissent une place aux mots des autres qui s’approprient leurs images et peuvent alors raconter leur propre histoire. 

© Cléo-Nikita Thomasson

Le regard est une thématique essentielle dans ce travail…Peux-tu me parler du collage, rassemblant plusieurs yeux ? 

Cette double page a été faite avec tous les chutes et doublons de mes tirages imprimés et réimprimés, à force de découper et coller leur portrait,  j’ai collectionné les yeux de chacun·e·s. Et puis, un jour, j’ai tout collé de manière instinctive. 

Lors de mon exposition à Douarnenez, Eric Premel, réalisateur et ancien directeur du Festival de cinéma de Douarnez, a écrit sur mon travail et je peux citer cette phrase qui m’évoque cette double page : « ces photographies nous disent, forcent la serrure de nos regards. Elles sont clameur. Elles énoncent à voix basse les promesses que nous nous sommes faites, il y a longtemps déjà, comme elles sont, pour un moment, un court instant,  notre futur. » 

Souhaites-tu commenter une autre photo ? 

J’ai réalisé ce portrait cette année, après qu’elle m’ait confié son diagnostic de bipolarité. Mon moyen format a « accidentellement fait » une double exposition, deux portraits en un. J’ai été touché par ce geste du hasard qui a toujours les circonstances justes. Cette image symbolise cette volonté d’essayer d’exister et de faire apparaître cette tentative d’existence. 

 

© Cléo-Nikita Thomasson © Cléo-Nikita Thomasson

© Cléo-Nikita Thomasson

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© Cléo-Nikita Thomasson© Cléo-Nikita Thomasson

© Cléo-Nikita Thomasson

 

© Cléo-Nikita Thomasson

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