« Stuck in Here » : lorsque la créativité naît de la violence

09 décembre 2022   •  
Écrit par Lou Tsatsas
« Stuck in Here » : lorsque la créativité naît de la violence

Lorsque la guerre en Ukraine éclate, la photographe Orianne Ciantar Olive lance le compte Instagram Stuck in Here. Une plateforme permettant à une jeunesse coincée en situation de guerre de s’exprimer, de créer, de partager. Un dispositif aussi engagé que nécessaire qui s’inscrira prochainement dans les pages d’un livre. Entretien avec l’autrice à l’initiative de cet ouvrage prometteur.

Fisheye : Peux-tu nous parler de ton parcours ?

Orianne Ciantar Olive : Ma pratique se déploie dans les champs de la recherche, qu’il s’agisse de théorie, d’approche plastique, d’enquête journalistique ou de dimension artistique. J’ai commencé une carrière de photojournaliste au Proche-Orient après des études de cinéma et de criminologie. Puis j’ai évolué vers le documentaire et une pratique photographique pluridisciplinaire mêlant investigation, philosophie, poésie et recherches visuelles.

Plusieurs de mes travaux récents s’ancrent en France, à Sarajevo en Bosnie, et depuis 2020 au Liban, sur des axes essentiellement liés à l’existence et au devenir dans des environnements en tension.  C’est l’ensemble de mon parcours qui m’a amené à la création de Stuck in Here en février dernier, un projet qui expérimente à la fois notre rapport à la guerre, à la photographie et aux technologies, tout en ouvrant différents axes de débats et de recherches.

Comment est né le compte Instagram de Stuck In Here ?

Au premier jour de la déclaration officielle de guerre de la Russie envers l’Ukraine, j’ai préparé un smartphone dédié au projet Stuck in Here avec la volonté de rapidement mettre en place une plateforme qui saurait s’inscrire dans le rythme imposé par un conflit, tout en proposant un décentrement du regard. La question des civils a toujours été centrale dans mon travail, et je n’ai pas pu m’empêcher de penser au siège de Sarajevo et aux appels à l’aide restés à l’époque dans un silence assourdissant… C’est tout un quotidien qui s’y était mis en place, un quotidien trop peu mis en lumière, porté par une jeunesse coincée, qui disait ne s’être jamais sentie aussi créative que pendant cette période. La guerre n’est malheureusement qu’un recommencement permanent.

© @artistkasolovyova / Instagram© @1984.05.01 / Instagram

© à g. @artistkasolovyova, à d. @1984.05.01 / Instagram

Pourquoi cette décision de lancer une telle initiative ?

Beaucoup de choses m’interrogeaient… Le risque d’une lassitude ou d’un rejet du public tristement habitué aux images violentes, le départ massif de confrères et consœurs vers l’Ukraine sans aucun cadre ni expérience de ce type de terrains, le flux d’informations formatées diffusé en masse dans les médias… Et cela m’a donné l’envie de renverser ce qui semble être l’ordre établi, de faire un « pas de côté ».

Au premier plan, une question : comment mobiliser le public et susciter un engagement nouveau face à un conflit majeur, même à petite échelle ? Il me semblait qu’il fallait tout remettre en question, le contenu, la forme, le fond, la diffusion, l’intention.

Comment s’est passée son évolution en livre ?

Elsa Seignol, des éditions Revers, s’est rapidement engagée à mes côtés et m’a proposé son aide. Nous avons très vite émis l’hypothèse d’un livre qui serait un prolongement du compte Instagram. Plus que cela même, cet ouvrage graverait dans le marbre la genèse d’un mouvement et laisserait en suspend des questions ouvertes, de l’Homme envers l’Homme, de civils à civils, de professionnel·les à amateurices – et l’inverse, aussi. Notre volonté est de partager des histoires, d’étendre la portée des témoignages de ces jeunes civils coincé·es en situation de guerre, d’ouvrir largement le débat sur un certain nombre de problématiques qui nous concerne toutes et tous.

© @lazurochek / Instagram

© @lazurochek / Instagram

Peux-tu m’en dire plus sur la sélection des photographes ?

La ligne éditoriale est assez simple : une dizaine de photographies du quotidien, un court témoignage écrit mettant en mots un ressenti, leur histoire, une pensée. En clair, un message qui arrive du cœur de la guerre, mais sans aucune image de guerre. L’émotion se loge alors dans la tension qui jaillit entre des clichés qui paraissent, au premier abord, légers ou triviaux, et des mots profondément ancrés dans la réalité. Ainsi, les jeunes contributeur·ices viennent de partout et ont en commun l’amour de l’image, ce qui donne souvent une dimension esthétique vraiment singulière et intéressante.

Comment as-tu découvert les premier·es participant·es ?

Pour trouver les premiers témoignages, je suis passée par des fils Telegram transmis par des contacts sur place et par un travail de sourcing classique. L’Ukraine était en plein chaos, nous étions aux premières heures de la guerre, tous les hashtags menaient à des images de bombardements, d’exodes et de massacres… Je me suis orientée alors sur la recherche de groupes de skateurs, en raison de leur intérêt pour l’image et leur sens de la communauté. Puis, j’ai trouvé des jeunes coincé·es chez elleux ou en migration, qui représentaient cette jeunesse universelle, sans frontière, à la fois nombreuse, invisible et en état de choc.

Aleksandra a été la première à participer, elle a envoyé deux photos d’une fête avec ses amis prises trois jours avant le début de la guerre, et a écrit « Fuck war. Je fête mes 20 ans dans quelques jours, et je ne sais pas comment le célébrer dans cette situation ». Elle avait donné le ton !

© @arsemma / Instagram

© @arsemma / Instagram

Peux-tu m’en dire plus sur le contenu de ce livre ?

La sélection a été réalisée à quatre mains avec Elsa Seignol. Nous avons choisi de montrer un ensemble hétérogène, représentatif de la diversité de ces jeunes, leur vie, leur style, leurs centres d’intérêt et leur approche esthétique. La préface est signée par Nathalie Herschdorfer, directrice de Photo Élysée. Le livre est ensuite organisé en deux chapitres. La première partie est le compte-rendu d’un entretien entre Elsa et moi où je développe le projet et toute une réflexion de fond autour de problématiques qui concernent à la fois les photographes, les institutions et le grand public.

La seconde partie se lit comme une mise en lumière des photographies du compte Stuck in Here. Deux pages sont consacrées à chaque auteur, avec un nombre de photos allant d’une à six et le témoignage écrit, associé systématiquement. Grâce au travail de Matthieu Becker, maquettiste du livre, le format rappelle subtilement celui d’un smartphone. Le lecteur pourra ainsi s’imprégner des histoires de façon nouvelle et naviguer dans ces ambiances, ces souvenirs, et cette réalité quotidienne dans laquelle nous pourrions tous et toutes nous reconnaitre. En filigrane, cette question : et si c’était moi ?

Tu mentionnes ton envie de montrer autre chose que la guerre. Est-elle toutefois présente dans cet ensemble d’images ?

Oui. Si je souhaite en effet montrer autre chose que des images violentes du conflit, Stuck In Here ne cherche surtout pas à cacher la violence. Il la révèle peut-être même plus que les photographies les plus atroces. Elle se loge, comme au montage d’un film, dans la césure, dans les interstices, et au final dans l’imaginaire, dont on connait le pouvoir.  Elle infuse dans ces fêtes figées sur la pellicule, dans les paysages paisibles, dans l’immeuble surréalistiquement abîmé qui apparait au loin, dans des autoportraits qui semblent si décalés au vu de la situation qu’on y distingue encore plus la souffrance qui est vécue… Elle se manifeste finalement en transverse de toutes les autres thématiques qui apparaissent au premier abord de l’image.

© @yanaphotoartist / Instagram© @korenevskyi__ / Instagram

© à g. @yanaphotoartist, à d. @korenevskyi__ / Instagram

Quelle ampleur a pris ce projet ?

Stuck In Here

s’est d’abord ancré en Ukraine du fait de l’actualité, mais c’est un projet expérimental qui a pour vocation de s’étendre à toute la jeunesse, où qu’elle soit dans le monde, coincée dans des situations de guerres actives ou plus sourdes. C’est un mouvement collectif. Le partage de photographies et de témoignages de civils est l’action première. Mais si chacun·e s’en saisit à son échelle, alors nous pourrons véritablement questionner en profondeur notre capacité à savoir regarder différemment.

Un dernier mot ?

La campagne de prévente est essentielle pour le projet, car c’est grâce à elle que nous pourrons passer aux étapes suivantes : distribuer le livre gratuitement dans les écoles, les bibliothèques et auprès d’ONG qui interviennent sur le terrain. Elle nous permettra aussi de pouvoir réapprovisionner les jeunes en matériel (pellicules, papiers, etc…). Et enfin d’ouvrir la plateforme à toute la jeunesse coincée en situation de guerre où qu’elle soit dans le monde.

Le livre sortira en parallèle de mon exposition à Beaubourg, à partir du 19 janvier, où je présenterai mon œuvre À Cœur, dans le cadre du du festival Hors-Pistes, Voir la guerre et faire la paix. Il s’agit d’une installation immersive qui questionne le direct en temps de guerre et qui a été pensée dans le prolongement de Stuck In Here – et les photos y seront projetées.

 

Vous souhaitez participer à l’édition de cette belle initiative ? Accédez à la campagne de financement participatif ici. Vous avez jusqu’au 13 décembre pour prendre part au projet !

 

© @romanslavka / Instagram

© @romanslavka / Instagram

© @justyk13 / Instagram© @justyk13 / Instagram

© @justyk13 / Instagram

© @yourspecial.kk / Instagram

© @yourspecial.kk / Instagram

© Stuck in Here© Stuck in Here

Pages issues du livre Stuck in Here

Image d’ouverture : © @yourspecial.kk / Instagram

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