Magnum Photos a accompagné des photojournalistes dans la réalisation de portfolios de mode. En proposant à Jérôme Sessini de troquer le reportage pour la haute couture, la prestigieuse agence présente l’univers singulier d’un artiste jonglant avec adresse entre deux disciplines. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro.
« Tout a commencé par l’envie [que nous avons eue] d’aider les photographes de l’agence qui souhaitaient s’essayer à la photographie commerciale
, explique Nikandre Koukoulioti, responsable du développement et de la publicité chez Magnum. Nous avons donc débloqué un budget pour permettre aux artistes de faire leurs premiers pas dans le monde de la mode. Le premier a été Jérôme Sessini. » Le photojournaliste s’est rapidement pris au jeu. Avec l’aide de Nikandre Koukoulioti et Alexandra Mercuri, directrice artistique, Jérôme Sessini a construit une équipe de modèles, stylistes et maquilleurs, et tous se sont envolés pour une semaine à Athènes. Un périple créatif, durant lequel le photographe a réalisé deux portfolios, l’un mode, l’autre portrait. « Le marché de la mode a désespérément besoin de cela, affirme Alexandra Mercuri. D’un photographe venu d’un horizon différent, qui ne s’impose pas, qui attend que l’instant arrive. » Si Jérôme Sessini s’est lancé le premier, avec succès – un entretien à propos du projet a été publié par Vogue Italia en décembre dernier –, les photographes Moises Saman et Bieke Depoorter se sont déjà portés volontaires pour de nouvelles productions mode.
À son arrivée en Grèce, Jérôme Sessini a découvert un univers inexploré, exaltant. « C’était une autre manière de raconter des histoires, confie-t-il. Au cours de ce véritable travail d’équipe, chacun y mettait du sien pour que la qualité soit au rendez-vous, je n’étais jamais seul. » Habitué aux reportages, Jérôme Sessini a été confronté à une nouvelle difficulté: créer à partir de rien. Les premiers pas se sont faits à tâtons, ce fut « un numéro d’équilibriste, le croisement de genres très différents », précise la directrice artistique. « Son langage corporel était complètement différent de celui des photographes de mode, poursuit-elle. Les bras serrés, il shootait en rafale, essayant de capter l’instant. » Une différence que le photographe revendique : « Je n’ai pas changé ma façon de travailler, mon esthétique reste la même. Je souhaitais faire de la photo de mode qui ne ressemble pas à de la photo de mode. » Ses influences ? « Aucun artiste de cette discipline, justement, mais plutôt les tons doux et peu contrastés de Luc Delahaye [ancien photographe de guerre de Magnum ayant rompu avec les codes du photoreportage et aujourd’hui exposé en galerie, ndlr]. »
Se tourner vers l’autre
Jour après jour, le planning s’est mis en place. Après un repérage de deux jours dans la capitale grecque, les shootings se sont enchaînés, complétés par des réunions tardives, consacrées à l’apprentissage de l’éditing mode. « Nous terminions parfois à 5 heures du matin, se souvient Alexandra Mercuri. Chacun autour
de la table avait son propre univers, son propre bagage culturel : c’était très enrichissant. »
Le thème du portfolio s’est alors imposé, évident pour toute l’équipe : la solitude dans les grandes villes. « Nikandre et Alexandra voulaient travailler sur les métropoles et leur froideur, mais j’ai ajouté cette dimension de solitude, précise Jérôme Sessini. J’avais l’image d’un homme et d’une femme qui venaient d’achever une histoire d’amour. Tous deux ressentaient une sorte de souffrance, de nostalgie, et se croisaient sans jamais entrer en contact. » Comme dans une foule où chacun est seul. Essentielle à ce récit, la mannequin Bianca O’Brien, également comédienne et écrivaine, « s’est imposée naturellement, commente Alexandra Mercuri. Elle a immédiatement compris la démarche artistique de Jérôme ». Si le photographe a d’abord eu du mal à dialoguer avec Bianca, il s’est ensuite rapidement senti à l’aise. Ensemble, l’artiste et le modèle ont même quitté l’équipe toute une journée, afin de réaliser des images, seuls dans la capitale grecque.
Véritable virée dans l’inconnu, cette première expérience au sein de l’univers de la mode a convaincu le photographe. « Peu après, en déplacement au Mexique dans le cadre d’un reportage, Jérôme souhaitait faire des mises en scène sur place », confie Nikandre Koukoulioti. Après vingt ans de voyages et de documentaires, l’auteur apprend ainsi à jongler d’une discipline à l’autre. « Lorsqu’un photographe de mode se tourne vers le reportage, il s’agit d’une démarche solitaire, définitive. Le photojournaliste, lui, a ce besoin de se tourner vers l’autre », conclut la directrice artistique.
© Jérôme Sessini / Magnum Photos
Cet article est à retrouver dans Fisheye #34, en kiosque et disponible ici.