Jaou Photo : redonner l’espoir arraché aux Tunisiens

11 octobre 2022   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Jaou Photo : redonner l’espoir arraché aux Tunisiens
Jusqu’au 20 octobre Jaou Photo, biennale organisée par la Fondation Kamel Lazaar et l’Institut français de Tunisie bat son plein, au cœur de Tunis. Retour sur une édition portée par son engagement et sa volonté d’insuffler de l’espoir aux habitants de la capitale. 

« Nous vivons une transition très difficile, nous traversons une crise économique assez spectaculaire. En développant cette édition de Jaou, nous voulions essayer de redonner un peu d’espoir à une ville qui se laisse aller »,

déclare Lina Lazaar, présidente de la Fondation Kamel Lazaar, l’une des organisatrices de la biennale de Tunis – en duo avec l’Institut français de Tunisie. Du 6 au 20 octobre, ce sont donc une quinzaine d’expositions qui fleurissent aux quatre coins de la capitale du pays. Divers événements venant nourrir une thématique appelant à la libération comme à la créativité : le corps dans tous ses états. « Il nous fallait expliquer au public qu’il ne s’agit pas d’une provocation. Nous parlons ici de corps collectifs comme individuels, rendus invisibles… Les notions de questionnement et d’engagement étaient primordiales, ainsi, nous avons recruté de nombreux médiateurs se spécialisant dans la traduction. L’objectif ? Avoir les bons mots pour transmettre, afin que le message ne soit pas déformé et qu’il demeure à la portée de tous et toutes », poursuit Lina Lazaar.

Lancé en 2013, Jaou entendait sortir l’art des lieux qui lui sont consacrés, pour conquérir de nouveaux publics. Croisant les regards et les paroles d’artistes, de collectionneurs, de galeristes, d’universitaires et autres spécialistes au détour de nombreuses rencontres (tables rondes, talks, vernissages, performances…), la biennale s’imposait comme une tisseuse de lien. Pour la première fois cette année, pourtant, la Fondation Kamel Lazaar et l’Institut français de Tunisie ont choisi de mettre la photographie à l’honneur. Un éloge de l’image marquant une volonté d’engagement, une nécessité de convoquer la splendeur du réel, la diversité de notre monde grâce à des codes visuels connus universellement. Cette concentration visuelle, Jaou l’impose par la représentation de 165 artistes venus de Tunisie et d’ailleurs – on compte parmi eux une quarantaine de locaux – ainsi qu’une réappropriation massive des panneaux publicitaires érigés le long des routes. Durant une quinzaine de jours, 300 d’entre eux perdent leurs contenus marketing pour présenter des œuvres photographiques. « Le peuple tunisien fantasmait sur des images de consommation capitalistes auxquelles il n’a plus accès. Il s’agissait avant tout de leur redonner l’opportunité de rêver », commente la présidente de la Fondation. Imposante également, l’exposition collective Notre temps, même en rêves, imaginée par le commissaire Karim Sultan, en collaboration avec la scénographe Marie Douel présente des échafaudages de huit mètres de haut et 140 mètres de long sur l’avenue centrale Habib Bourguiba. 220 œuvres de 63 photographes investissent alors l’espace urbain, dans un ensemble dont la prestance force l’intérêt. Comme une promenade dans les divers songes, fantasmes et aspirations de celles et ceux qui utilisent le médium pour prolonger l’onirisme.

© Joiri Minaya

© Joiri Minaya

La culture, c’est un acte politique

Des espaces publics de la ville aux lieux artistiques partenaires (la B7L9 art station, installée dans un quartier très populaire, le 32Bis, centre d’art flambant neuf, l’Institut français) en passant par des endroits laissés à l’abandon (les anciennes imprimeries Cérès, ou la bourse du travail, entièrement rénovée pour l’occasion), Jaou brille par son envergure, son désir d’aller à la rencontre des habitants d’un Tunis las, dont l’espoir s’essouffle. Une volonté soulignée par les invitations massives envoyées aux étudiants du pays : 150 installés dans la capitale, et 150 venus d’autres villes tunisiennes ont eu la possibilité de découvrir la totalité des expositions durant quatre jours, le tout pris en charge par les institutions à l’origine de la biennale. Comme un clin d’œil à l’imaginaire des artistes du pays, en grande majorité autodidacte. Une absence d’éducation dont l’approche « antiscolaire » est prétexte à une plus grande libération.

Et c’est cette irrévérence, cette exploration des chemins moins arpentés qui enchante Lina Lazaar, dont l’engagement marque cette première édition dédiée au 8e art : « Après la révolution tunisienne, nous avons eu affaire à un trop plein de clichés. À cela s’ajoute l’importance croissante des réseaux sociaux. C’est aujourd’hui le moment ou jamais de repenser l’image et l’image en mouvement. De leur redonner l’importance qu’elles méritent. Nous entendons inviter un autre regard sur la photo, car celle-ci a été très politisée – elle n’est plus qu’instrument. L’objectif est ici de regarder ensemble à nouveau. Alors que nous faisons face à une fuite de cerveau catastrophique, il apparaît de plus en plus évident que les Tunisiens ont besoin de rêver. Les horizons sont bloqués, les gens sont dans une dynamique de survie, l’art est un moyen de s’en échapper. Faire de la culture, en Tunisie, c’est un acte politique », assène-t-elle.

© Shaima Al-Tamimi

© Shaima Al-Tamimi

L’énergie qui fédère

Alors, comme pour façonner des bulles d’évasion au sein d’un territoire qui titube sous son propre poids, les différents commissaires d’exposition offrent au public des immersions réussies dans les travaux de celles et ceux qu’ils représentent. Olfa Feki imagine, pour Witness of Change, une installation à l’extérieur de l’ancienne bourse du travail. Accrochées le long d’une architecture bluffante qui semble avoir été conçue au même moment que celle du lieu – mais il n’en est rien – les images des artistes (parmi eux, Édouard Elias, Mous Lamrabat, Mouna Karray ou encore Aude Osnowycz) questionnent le corps et ses sensations en lien avec son environnement. Au 15, lieu culturel situé au centre de Tunis, la curatrice imagine une autre manière de mettre en valeur la jeune création : sous forme de cartes postales, les images jonchent le sol et forment des montagnes éphémères qu’il appartient au public de gravir, et d’aplatir. Au Centre Mercure, ancien hôtel, Olfa Feki expose les clichés d’Hichem Driss qui collectionne, depuis 2009, des images d’hôtels abandonnés et délaissés. Un écho amusant formant une mise en abyme qui culmine au cœur de la pièce, avec la création d’un « cimetière d’hôtel », petits formats installés à la manière de sépulcres le long d’une table.

Le curateur, écrivain et conférencier Simon Njami présente quant à lui Un journal intime collectif en deux volets. La Fabrique, installée dans l’imprimerie des éditions Cérès donne à voir la construction des choses dans une mise en scène immersive – la création d’une salle de classe où trônent des albums de famille, « l’objet à la fois le plus banal et unique au monde », comme le précise le commissaire, émeut particulièrement. Le second chapitre, Le Village est quant à lui niché au B7L9, un centre d’art situé en plein quartier populaire. Littérale, l’exposition nous propose une virée dans un village au sol recouvert de sable. Dans chaque cabane, dont la lumière des fenêtres éclaire l’obscurité ambiante, trône le travail d’un·e auteur·e – tous et toutes des amateur·ices. « Il s’agit d’une exposition d’images et non de photographies », annonce Simon Njami avant notre visite des lieux. Comme une invitation à se laisser happer par l’atmosphère de la scénographie, de s’imprégner des ambiances plus que d’un l’académisme absent.

Au 32Bis, Injurier le soleil croise les regards, les écritures et les techniques pour réécrire les corps. Nicolas Giraud et Bertrand Stofleth présentent, à la maison de la culture maghrébine Ibn Khaldoun, La Vallée, un projet entamé il y a dix ans présentant une vision atypique du territoire, pensée sous le prisme de la chronolocalisation. Ainsi, les différents éléments des espaces s’entrechoquent et confrontent leurs années de création – autant d’éléments visibles grâce à la présence d’un dispositif en réalité augmentée. À l’Institut français, Bruno Boudjelal revient quant à lui sur son histoire personnelle et sa relation à son père. Des scrapbooks grand format, fruits d’un travail débuté lors d’une résidence à Johannesburg, alors que la dangerosité du lieu où il se trouvait rendait toute sortie impossible. Enfin, installée dans le sublime Palais Abdellia, la Biennale de l’image en mouvement, organisée par KLF et le Centre d’art contemporain Genève ne peut que marquer les esprits. Dans les nombreuses salles du lieu, les réalisateur·ices interrogent le genre, l’héritage, le réel, et même l’absurdité de notre monde, mêlant humour, performance et abstraction la plus totale pour illustrer leurs points de vue.

Installées dans la ville pendant seulement deux semaines, les expositions et installations de Jaou parviennent à marquer par leur singularité. Au gré des déambulations, l’événement entreprend un défi osé : plaire au grand public, tout en célébrant le 8e art. Loin du classicisme habituel des événements les plus prestigieux, c’est la créativité folle, l’inattendu et l’audace des scénographies qui nous charment. Car au centre de cette mosaïque d’images inégales, de tentatives et d’essais, de nouveaux auteurs et d’explorations esthétiques, on ne peut qu’applaudir l’espoir qui anime ces images, l’énergie qui fédère Jaou – comme un appel vibrant au peuple tunisien : celui de ne pas s’écrouler.

© Ammar Bouras

© Ammar Bouras

© David Graham

© David Graham

© Athi Patra Ruga© Bruno Boudjelal

© à g. Athi Patra Ruga, à d. Bruno Boudjelal

© Almagul Menlibayeva

© Almagul Menlibayeva

© Abraham Oghobase

© Abraham Oghobase

© Myriam Boulos© Mondher Mejri

© à g. Myriam Boulos, à d. Mondher Mejri

© Tamara Dean

© Tamara Dean

© Rahima Gambo

© Rahima Gambo

Image d’ouverture : © Athi Patra Ruga

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