Né d’un besoin de redécouverte et de compréhension à la fois symbolique et sociale de l’Arménie – pays de ses ancêtres –, Jardin noir d’Alexis Pazoumian nous présente la délicate réalité du Haut-Karabagh. Un territoire morcelé où sévissent encore les affres de la guerre. Une série à découvrir jusqu’au 8 mai sur les grilles de la Tour Saint-Jacques, rue de Rivoli à Paris.
Il y a cinq enfants installé·es dans un canapé autour de leur grand-mère. Iels ont les yeux bleus dans lesquels se lit déjà une maturité troublante. L’enfance s’est bizarrement envolée dans les remous d’une guerre, qui a emporté avec elle la gaieté des beaux jours. Où sont passés leur mère et leur père ? Sont-iels en sécurité ? Connaîtront-iels un jour la paix ? Les interrogations fusent à mesure que la série d’Alexis Pazoumian se dévoile sur les grilles de la Tour Saint-Jacques. Jardin noir, traduction littérale du Haut-Karabagh – ou Artsakh en arménien –, nous emporte dans l’étrange réalité de cette enclave montagneuse prise entre l’Arménie à l’ouest et l’Azerbaïdjan à l’est. Majoritairement peuplé d’Arménien·nes, le Haut-Karabagh a été annexé par Staline en 1921, et a proclamé son indépendance à la chute de l’Union soviétique en 1991. Depuis, les conflits sanglants n’ont fait que pulluler, bouleversant ainsi le quotidien de milliers d’habitant·es. Le 12 décembre 2022, un blocus a été orchestré par les forces azerbaïdjanaises sur le corridor de Latchin, la seule route reliant la République autoproclamée du Haut-Karabagh à l’Arménie. Familles et couples ont été séparés, coupures d’électricité ou de gaz se multiplient et l’accès aux soins et ressources alimentaires est restreint, voire rendu impossible.
Et dans cette crise humanitaire brûlante, la série d’Alexis Pazoumian prend davantage de sens. « Né en France de parents d’origine arménienne, je suis l’enfant d’une diaspora qui a gardé les stigmates de la douleur d’une réalité niée. J’ai grandi avec les récits de souvenirs de mes grands-parents, de cette Turquie que leurs parents avaient dû fuir. Ces souvenirs étaient souvent accompagnés de silence, signe de l’indicible vérité d’un génocide causé, comme ils le sont trop systématiquement, par les voisin·es de toujours [et] dont les descendant·es refusent aujourd’hui encore de reconnaître l’horreur du crime commis. Il y a une dizaine d’années, j’ai ressenti le besoin de redécouvrir le pays de mes ancêtres. Mes multiples voyages m’ont ainsi conduit dans les montagnes du Haut-Karabagh, précédant de peu les affrontements violents d’avril 2016. La brutalité de la guerre, son inhumanité, ses destructions : rien n’avait été épargné, ni les écoles, ni les villages, tout avait été déserté après avoir été réduit à néant. Ce projet veut comprendre les habitant·es de cette région, embrasser leurs espoirs, leurs craintes, leur destin, leur lutte pour l’indépendance et part d’une simple question : pourquoi, après des années de troubles, ces dernier·ères demeurent engagé·es dans cette cause ? »
Vivre : un acte de résistance
Dépeindre le conflit dans les marques qu’il a apposées sur le paysage, dans les cicatrices psychiques et physiques qu’il a déposées sur les êtres… C’est là toute l’essence du projet d’Alexis Pazoumian. Mêlée d’empathie et d’un besoin cruel de représentation de la situation actuelle, la série visite alors les zones rurales ou dévastées et part à la rencontre de celles et ceux qui ont été touché·es de près ou de loin par les affrontements. Chars d’assaut au bord du précipice, intérieurs ensevelis sous les débris, monts enneigés, routes embrumées, tours de contrôle abandonnées… Le territoire autant que les corps portent une sombre mémoire, une terreur toujours à vif. Mais « c’est comme ça, on doit s’habituer à la situation », déclame un père de famille résidant dans un village du Haut-Karabagh, démoli par les conflits de 2016, dans le documentaire d’Alexis Pazoumian. Une phrase qui résonne encore plus fort dans cette série, dans l’état d’esprit de ses sujets.
Car ici, la guerre n’attend pas : les enfants suivent une pédagogie faite d’enseignement militaire, les femmes s’affairent et créent un semblant de vie en famille, les adolescents deviennent soldats. Résignées ou résiliantes, les personnes vivant le drame s’adaptent, survivent même si tout autour s’effrite « Il y a cette image qui me touche tout particulièrement, c’est celle d’Erik, le jeune soldat sur un ring de Boxe. Il faut savoir que je l’ai connu en 2019, dans un village au fin fond du Haut-Karabagh, alors que je débutais mon documentaire pour Arte. Six mois plus tard, la guerre éclate à nouveau et Erik est blessé dès les premiers jours, il est amputé de la jambe droite. Depuis, Erik se sent mieux, il a suivi un programme de rééducation, il sculpte, participe à de nombreuses compétitions de handisport et il a retrouvé le sourire », confie Alexis Pazoumian. Retrouver le sourire dans l’horreur, voici l’histoire de Jardin noir, un jardin bloqué dans un territoire infécond, mais où fleurira toujours, malgré les intempéries et les tempêtes, une foi en l’avenir.
© Alexis Pazoumian