John Yuyi : corps en désaccords

17 novembre 2022   •  
Écrit par Ana Corderot
John Yuyi : corps en désaccords

Pour sa première exposition parisienne, John Yuyi investit les cimaises de la 193 Gallery. Se mettant en scène sans retenue, l’artiste taïwanaise interroge les détours de son rapport à l’image et brise les tabous. Une œuvre de l’intime reflétant toute la spontanéité d’une photographe profondément sensible et en constante évolution. Une rétrospective à découvrir jusqu’au 23 décembre.

S’aimer soi-même, accepter l’image que l’on dégage, surmonter ses craintes pour avoir pleinement confiance, reperdre confiance, douter de soi, se détester… Chez chacun·e d’entre nous, le rapport au corps et à l’être se révèlera toujours ambigu. Pour certain·e·s, celui-ci est davantage difficile à gérer malgré ou à cause des années qui passent… Dans le cas de John Yuyi , cette relation donne lieu à de multiples discordes, à des tensions certaines, mais dévoile surtout une beauté transcendante. Avec Yuyi’s Bodies, la première exposition parisienne de l’artiste taïwanaise accueillie par 193 Gallery sous le commissariat de Mary-Lou Ngwe-Secke, celle-ci revient sur ses différentes séries et projets réalisés depuis 2016. De ses célèbres autoportraits tatoués à Naked Selfie on Airplane ­­­– des selfies nus réalisés dans les toilettes d’un avion en plein vol —, en passant par ses performances artistiques, la rétrospective file la métaphore de l’appropriation et de la mutation corporelle. Portée par une scénographie habile et subtilement habillée de couleurs primaires, les séries de la photographe s’apprécient à mesure que son récit personnel nous accompagne.

© John Yuyi© John Yuyi

© John Yuyi

Déshabiller ses peurs

Du nu cru, des corps parés d’objets, des mises en scène saturées de retouches et de théâtralité… Il y a ce que l’on voit, qui peut parfois heurter un œil mal avisé ou projetant ses aprioris, et il y a ce qui se dit, se vit derrière chaque image. Car, pour John Yuyi, rien n’est linéaire, tout se construit aussi vite que tout s’effondre. Si les images laissent suggérer l’idée d’une confiance sans faille, elles font en réalité l’état d’une contradiction constante. « Lorsque j’ai commencé à me photographier, j’étais à un moment de ma vie où ma bipolarité et mon hypomanie étaient à leur comble. Mon travail en est le reflet, il dévoile toute mon impulsivité. Il y a des séries que j’ai réalisées sans vraiment réfléchir, et cela m’a beaucoup aidé à me calmer. Lorsque je suis dans ces phases de dépressions sévères, je me sens vraiment gênée par ce que j’ai fait, j’ai du mal à me regarder. Lorsque je prends du recul sur mon œuvre et que je dois faire des interviews, je ne peux pas m’empêcher de me dire “Oh, mon dieu, c’est tellement narcissique”. Je m’autosabote continuellement même si je sais que je dois l’accepter parce que ça fait partie de qui je suis. »

Mise littéralement à nue, John Yuyi ne ment pas sur son chaos intérieur et met à mal les tabous en avouant sa grande vulnérabilité. « Je ressens vraiment une ambivalence dans mon être. En réalisant mes images, je me sens forte, excitée, muée par l’adrénaline. Puis soudain, tout retombe. Plus j’avance dans ma vie et plus je perds confiance en moi, confie-t-elle, avant d’ajouter, J’ai l’impression que je me tiens tout le temps à carreau, que je fais bonne figure pour ne pas poser de problèmes. Alors qu’au fond, j’ai tellement de choses à exprimer. Je veux faire plaisir et plaire aux autres donc je m’efface pour ne pas créer de conflits. Je les évite autant que je peux, mais je les ressens tous. Le nu me permet de tout exprimer, de mettre en pause ces pensées incessantes. C’est aussi un moment où je me laisse aller à l’ironie, au sarcasme envers moi-même et la société. » Allègement passager ou thérapie au long cours, ses expérimentations photographiques sont pareilles à des actes de rébellion. Sans détours, elle embrasse ses idées « cringe » (embarassantes, NDLR), et caresse – le temps de la création – une pleine assurance. Dans l’un de ses projets – où elle aide de manière symbolique à donner naissance à des ordures – elle exprime sa filiation particulière à ces dernières, se définissant elle-même comme telles. « Installée à New York, je vois les ordures pulluler dans la rue, et d’une manière étrange, je me sens rattachée à elles, comme connectée. Chaque année, pour mon anniversaire, je créer un mini court-métrage des “ordures et moi”. Une année, je me suis “mariée” avec elles et cette année, j’ai aidé à les mettre au monde. Je me sens partiellement ordure, ou attirée par elles. » À la manière d’un développement personnel, l’œuvre de l’artiste révèle ce qu’elle intitule « une nudité éveillée », s’émancipant des autosabotages, des contraintes, pour finalement renaître dans un amour-haine constant. La réconciliation avec soi-même est fluctuante, et John Yuyi en a bien conscience, il s’agirait peut-être d’apprendre à s’aimer comme on se déteste.

© John Yuyi© John Yuyi
© John Yuyi© John Yuyi

 

© John Yuyi

 

© John Yuyi© John Yuyi
© John Yuyi© John Yuyi

© John Yuyi

© John Yuyi

Explorez
Les coups de cœur #545 : Rose Guiheux et Maksim Semionov
Melvin and Milan's room, 2024 © Rose Guiheux
Les coups de cœur #545 : Rose Guiheux et Maksim Semionov
Rose Guiheux et Maksim Semionov, nos coups de cœur de la semaine, explorent l’individu dans son rapport à l’autre et à l’espace. Abordant...
Il y a 4 heures   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Huá biàn : quand la musique se rebelle
Love, de la série Huá biàn © Agathe Veidt
Huá biàn : quand la musique se rebelle
Agathe Veidt saisit la fête et les chants de révolte au cœur d’une boîte de nuit de renom à Shenzhen. De retour en France, elle tricote...
29 mai 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Katrin Koenning et le deuil partagé du vivant
© Katrin Koenning, between the skin and sea / Courtesy of the artist and Chose Commune
Katrin Koenning et le deuil partagé du vivant
Photographe établie en Australie, Katrin Koenning signe between the skin and sea, un livre bouleversant paru chez Chose Commune en 2024....
27 mai 2025   •  
Écrit par Milena III
La sélection Instagram #508 : jeux de mains
@ Zoé Schulthess / Instagram
La sélection Instagram #508 : jeux de mains
Lien entre soi et le monde, la main suscite un intérêt immuable dans le domaine des arts. Les photographes de notre sélection Instagram...
27 mai 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Les coups de cœur #545 : Rose Guiheux et Maksim Semionov
Melvin and Milan's room, 2024 © Rose Guiheux
Les coups de cœur #545 : Rose Guiheux et Maksim Semionov
Rose Guiheux et Maksim Semionov, nos coups de cœur de la semaine, explorent l’individu dans son rapport à l’autre et à l’espace. Abordant...
Il y a 4 heures   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Les images de la semaine du 26 mai 2025 : un autre regard sur le monde
Made in Hong Kong, de la série Huá biàn © Agathe Veidt
Les images de la semaine du 26 mai 2025 : un autre regard sur le monde
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, les pages de Fisheye rendent hommage à Sebastião Salgado, évoquent le deuil, les déchets des...
01 juin 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Les yeux dans les yeux, portraits de la collection Pinault
© Annie Leibovitz
Les yeux dans les yeux, portraits de la collection Pinault
À l’occasion de la cinquième édition d’Exporama, la Collection Pinault fait halte à Rennes avec une exposition magistrale sur le...
31 mai 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Le  7 à 9 de CHANEL, les visages pluriels d’Omar Victor Diop
© Omar Victor Diop
Le 7 à 9 de CHANEL, les visages pluriels d’Omar Victor Diop
Troisième invité du cycle "Le 7 à 9 de CHANEL", le photographe sénégalais Omar Victor Diop a offert au public du Jeu de Paume un moment...
30 mai 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas