«ABIDE», dans l’intimité d’une famille LGBTQ+

23 février 2022   •  
Écrit par Julien Hory
«ABIDE», dans l'intimité d'une famille LGBTQ+

Avec la série ABIDE, Mitchell Moreno nous ouvre l’album de sa famille choisie. À travers des moments d’intimité, le photographe britannique chronique son quotidien au sein d’un groupe LGBTQ+. Une tentative d’échapper à l’imagerie habituelle dont souffre parfois cette communauté.

Toute parée de sa prétendue objectivité, la photographie n’en est pas moins le moyen technique de reproduction des stéréotypes. Plus une interprétation erronée ou tout simplement fallacieuse est diffusée, plus elle se trouve renforcée dans sa véracité supposée. Les exemples sont nombreux dans l’histoire du 8e art, les stratégies de propagande en étant l’illustration la plus flagrante. Avec ABIDE, Mitchell Moreno souhaite lutter contre les clichés qui entourent la communauté LGBTQ+. Rares sont ceux qui se sont intéressés à l’intimité de ce groupe réunissant plusieurs entités distinctes, souvent limitées à quelques poncifs comme la Marche des Fiertés. Le photographe britannique, membre de cette communauté, lève le voile sur cette famille de cœur qui lui sert également de refuge.

Cet autodidacte, venu du théâtre et du cirque, a capturé la vie alternative qui anime la maison abandonnée qu’il a investie. Pour la première fois, entre ces murs, Mitchell Moreno peut recevoir et héberger ses amis. Il va créer le cocon rassurant dont il n’a pas bénéficié avant. Ensemble ils vont se soutenir et vivre librement leurs « différences ». Le choix du titre de cette série évoque bien la démarche de l’artiste. « ABIDE est un terme polysémique. Cela veut dire « demeurer », habiter un endroit, mais aussi « supporter » ou « endurer », explique le photographe. J’ai senti une résonance avec les luttes auxquelles les personnes queers sont confrontées chaque jour. Ainsi, l’idée de demeurer, de trouver du répit dans nos familles choisies m’a paru significative ».

© Mitchell Moreno

Une lettre d’amour

En nous faisant découvrir son quotidien, en nous laissant pénétrer sa sphère privée, Mitchell Moreno, souhaite montrer un visage différent de la communauté LGBTQ+. Issu d’une famille où la nudité est tabou et les marques d’affection absentes, l’artiste venu de Leicester analyse les raisons d’un tel regroupement d’individualités enfin libres. « Beaucoup d’entre nous ont été rejetés ou maltraités par nos familles biologiques ou milieux sociaux. De fait, certains souffrent de problèmes psychologiques, luttent contre des dépendances ou subissent des abus en tout genre. » Ces difficultés à vivre pleinement son identité, Mitchell Moreno les a connues. C’est après une longue dépression qu’il commence sérieusement la photographie et débute ce qui pourrait être un journal personnel.

Un journal ou plutôt une lettre d’amour, comme le photographe préfère le dire. « ABIDE est une déclaration à ma famille choisie – mes amis et mes amants qui sont devenus des parents en raison de valeurs et d’intérêts partagés. Je ressens énormément de gratitude envers eux ». À travers les corps dénudés, la banalité des situations, la calme domestique s’expriment la fragilité des êtres, l’éphémère jeunesse et la fugacité de l’instant. Mitchell Moreno cite alors cette phrase tirée de Dans la Caverne de Platon de l’essayiste Susan Sontag : « Toutes les photos sont des memento mori. Prendre une photo, c’est s’associer à la condition mortelle, vulnérable, instable d’un autre être. C’est précisément en découpant cet instant et en le fixant que toutes les photographies témoignent de l’œuvre de dissolution incessante du temps ».

© Mitchell Moreno

Violences volontaires et propos haineux

Pour autant, Mitchell Moreno ne néglige pas la dimension militante de son projet. Il est bien conscient des questions que soulève un sujet comme celui-ci et de sa condition. « Le patriarcat hégémonique et le colonialisme sont tels que presque toute image d’un corps nu autre que celles composées par un homme blanc ou une femme blanche hétérosexuel·les est en soi une chose subversive, pense le photographe. Montrer des corps non normatifs (non binaires, non blancs, trans…) soumis au regard queer, se rapporte à des discours plus larges de pouvoir, de politique identitaire, de classe, voire de race. » Des propos sans équivoque, mais qui traduisent le sentiment légitime d’ostracisme d’une partie de la population LGBTQ+.

Comment ne pas le comprendre ? Les violences volontaires et insanités haineuses dirigées contre cette communauté sont fréquentes et n’épargnent aucun pays. La visibilité croissante offerte aux LGBTQ+ grâce à leurs combats et les réseaux sociaux a sans doute permis de révéler ces faits, mais elle contribue à la stigmatisation et favorise la dénonciation de ses membres. Dans les régions occidentales, la plupart condamnent fermement ces crimes. Cependant, on ne compte plus les brimades, les agressions, les tortures, les viols, voire les tueries de masse, à l’encontre de la communauté. Des actions répugnantes qui ne sont pas sans rappeler les heures les plus sombres de l’histoire. Pourtant, les victimes de ces attaques ne demandent pas plus qu’exister, sans le jugement des autres. Ni plus ni moins.

© Mitchell Moreno© Mitchell Moreno

© Mitchell Moreno© Mitchell Moreno

© Mitchell Moreno© Mitchell Moreno

© Mitchell Moreno

Explorez
Rachel Seidu : être queer à Lille et à Lagos, une fierté émancipatrice
Peas in a Pod II, Emma et Maë, Lille, 2025. © Rachel Seidu
Rachel Seidu : être queer à Lille et à Lagos, une fierté émancipatrice
Dans le cadre du programme hors les murs de l’Institut pour la photographie de Lille, l’artiste nigériane Rachel Seidu expose Peas in a...
17 octobre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Planches Contact change de cap
© Lin Zhipeng (alias n°223), Ce qui s’insinue dans les silences, Planches Contact Festival.
Planches Contact change de cap
Du 18 octobre 2025 au 4 janvier 2026, Planches Contact Festival revient à Deauville pour sa 16e édition. Ces derniers mois, les...
16 octobre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Coups de cœur #562 : Cloé Leservoisier et Geekandstar
Série Where free people meet © Cloé Leservoisier
Coups de cœur #562 : Cloé Leservoisier et Geekandstar
Cloé Leservoisier et Patrick, alias Geekandstar, nos coups de cœur de la semaine, jouent avec les couleurs pour altérer – ou...
13 octobre 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Flore Prébay : De deuil et de papier
Iceberg, de la série Deuil blanc © Flore Prébay
Flore Prébay : De deuil et de papier
Du 16 octobre au 30 novembre 2025, la Fisheye Gallery présente Deuil blanc, de Flore Prébay, dans le cadre des Rencontres photographiques...
09 octobre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Rachel Seidu : être queer à Lille et à Lagos, une fierté émancipatrice
Peas in a Pod II, Emma et Maë, Lille, 2025. © Rachel Seidu
Rachel Seidu : être queer à Lille et à Lagos, une fierté émancipatrice
Dans le cadre du programme hors les murs de l’Institut pour la photographie de Lille, l’artiste nigériane Rachel Seidu expose Peas in a...
17 octobre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Goliarda Sapienza regardée par Francesca Todde
Francesca Todde, IUZZA. Goliarda Sapienza, Fiordo di Furore (SA), house built into the cliff rock, 2024
Goliarda Sapienza regardée par Francesca Todde
Avec IUZZA. Goliarda Sapienza, Francesca Todde propose un livre qui explore l’imaginaire de l’autrice sicilienne, sans chercher à...
17 octobre 2025   •  
Écrit par Milena III
Festival InCadaqués : les coups de cœur de la rédaction
Hail Mary, bobbin lace, serpent’s thread © Emilia Martin, Special Mention InCadaqués Festival Open Call 2025
Festival InCadaqués : les coups de cœur de la rédaction
La rédaction de Fisheye a déambulé dans les rues idylliques du village de Cadaqués, en Espagne, à l'occasion du Festival Photo...
16 octobre 2025   •  
Planches Contact change de cap
© Lin Zhipeng (alias n°223), Ce qui s’insinue dans les silences, Planches Contact Festival.
Planches Contact change de cap
Du 18 octobre 2025 au 4 janvier 2026, Planches Contact Festival revient à Deauville pour sa 16e édition. Ces derniers mois, les...
16 octobre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet