Isabelle Wenzel : cyber féminisme et dualité des corps

06 avril 2022   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Isabelle Wenzel : cyber féminisme et dualité des corps

Ancienne acrobate, Isabelle Wenzel met son corps en scène dans chacune de ses images. Un corpus impressionnant, où la fluidité des mouvements devient une métaphore de l’abolition des codes sociétaux.

Corps en mouvements, figés dans des positions absurdes, contorsions, déformations ou simples danses… La performance dans les photographies d’Isabelle Wenzel se pare de plusieurs significations. Aux frontières du surréalisme et de l’insensé, ses créations repoussent les limites de la souplesse et de l’équilibre pour générer une animation fluide, s’affranchissant d’une quelconque beauté, d’une quelconque sensualité pour exister, simplement. Ancienne acrobate, l’artiste visuelle néerlandaise s’est cassé le genou à 21 ans, mettant ainsi fin à sa carrière de gymnaste. « Il était clair qu’il allait mettre un certain temps à guérir. J’ai donc choisi d’étudier quelque chose d’autre. J’ai d’abord été attirée par le design, mais les professeurs de l’université m’ont conseillé de m’orienter vers la photographie – et il faut croire qu’ils ont eu raison », se souvient-elle.

Dès ses premiers essais, la photographe développe une affection particulière pour l’autoportrait. Une discipline qui lui permet de laisser son intuition la guider, son corps parler, sans avoir à communiquer de manière concrète. « Je travaille souvent avec un retardateur, ce qui ajoute une certaine pression à mes shootings. Mais j’aime l’idée de contrôler l’image sans vraiment la contrôler, puisque je ne peux pas regarder le résultat en direct. J’adore improviser, faire des essais, imaginer un résultat, “éteindre” mon cerveau, et laisser mes muscles parler. J’imagine ainsi que mon corps interagit avec une machine – l’appareil photo – me permettant par la même occasion d’entrer dans un état de méditation », raconte-t-elle. Tour à tour créatrice et modèle, actrice de l’ombre et sous les feux des projecteurs, Isabelle Wenzel œuvre seule, dans une indépendance totale. Loin des restrictions imposées par les interactions avec les sujets, des frustrations liées aux différences séparant les personnes, elle fait de sa propre silhouette son outil principal de travail. Un outil dont elle ne cesse d’exploiter les ressources. « Je suis assez narcissiquement obsédée par mon propre corps, s’amuse-t-elle. Les seuls modèles avec qui j’ai envie de travailler sont les danseurs contemporains : nous parlons la même langue. »

© Isabelle Wenzel

Je préfère être cyborg que déesse

Pour l’artiste, « la performance est tout, et tout est performance ». Physique, épuisant, son travail entend repousser les limites de son être. Une épreuve lui permettant d’accéder à des émotions profondes, véritables. « Tout le monde est différent. Je souhaite, à travers mes images, m’affranchir des limites liées au genre. Les corps sont des choses que nous construisons, que nous représentons à travers la technologie, puisque les frontières entre le naturel et l’artificiel deviennent obsolètes. J’ai toujours perçu une dualité dans mon corps : il est à la fois mien et autrui, puissant et faible, vérité et illusion, culture et nature, homme et femmes… Il n’y a pas besoin de diviser tous ces éléments », déclare Isabelle Wenzel. Profondément influencée par le Manifeste Cyborg, un essai féministe de Donna Haraway publié en 1984, qui critique notamment la politique identitaire du féminisme traditionnel et propose – à travers la figure métaphorique du cyborg – un regroupement par affinité, l’artiste imagine à travers ses autoportraits un être hybride.

Une personne humaine, existant au-delà des cases, des attentes d’une société bridée. Devenu abstraction, le corps de l’autrice s’impose comme un objet d’étude, une allégorie encapsulant les idéaux qui lui sont chers. Une sculpture fascinante à étudier, à observer, sans tenir compte de sa dimension organique. « Je transforme mon enveloppe charnelle en un corpus de connaissance. Je veux l’ouvrir à l’interprétation, pour que le ou la regardeur·se puisse projeter ses propres besoins sur lui », explique-t-elle. « Je préfère être cyborg que déesse », écrivait Donna Haraway en guise de conclusion de son ouvrage. Et, tout comme l’écrivaine, Isabelle Wenzel fait de sa propre personne un symbole de rejet des frontières établies. La souplesse qu’elle capture, la complexité des mouvements, la recherche de l’équilibre parfait se lisent alors comme autant de tentatives d’abolir les normes qui nous brident pour accepter enfin que l’humain est un tout, à la croisée du naturel, et de l’artificiel.

© Isabelle Wenzel© Isabelle Wenzel

© Isabelle Wenzel

© Isabelle Wenzel© Isabelle Wenzel
© Isabelle Wenzel© Isabelle Wenzel

© Isabelle Wenzel

© Isabelle Wenzel© Isabelle Wenzel

© Isabelle Wenzel

Explorez
Make Me Beautiful : Yufan Lu et l’inaccessibilité des standards de beauté
© Yufan Lu
Make Me Beautiful : Yufan Lu et l’inaccessibilité des standards de beauté
Alors que le business de la chirurgie esthétique est en plein boom en Chine, la photographe Yufan Lu, se questionne sur les motivations à...
Il y a 10 heures   •  
Écrit par Agathe Kalfas
Les remèdes argentés de Federica Baruffi pour guérir des traumas
© Federica Baruffi
Les remèdes argentés de Federica Baruffi pour guérir des traumas
La pollution, les carcans sociétaux et l’éloignement du collectif aux dépens de l’individualisme en Europe poussent Federica Baruffi dans...
29 novembre 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
Copyright Swap : Tamara Janes, sans feu ni droit
© Tamara Janes
Copyright Swap : Tamara Janes, sans feu ni droit
Sous le charme de la collection d’images de la New York Public Library, Tamara Janes conçoit Copyright Swap comme une manière de rendre...
28 novembre 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
La sélection Instagram #482 : album clair-obscur
© Jedibe Nórdal / Instagram
La sélection Instagram #482 : album clair-obscur
Notre sélection Instagram de la semaine s’intéresse aux jeux de lumière, aux ombres, au noir intense et au blanc éblouissant. Les...
26 novembre 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Make Me Beautiful : Yufan Lu et l’inaccessibilité des standards de beauté
© Yufan Lu
Make Me Beautiful : Yufan Lu et l’inaccessibilité des standards de beauté
Alors que le business de la chirurgie esthétique est en plein boom en Chine, la photographe Yufan Lu, se questionne sur les motivations à...
Il y a 10 heures   •  
Écrit par Agathe Kalfas
Les remèdes argentés de Federica Baruffi pour guérir des traumas
© Federica Baruffi
Les remèdes argentés de Federica Baruffi pour guérir des traumas
La pollution, les carcans sociétaux et l’éloignement du collectif aux dépens de l’individualisme en Europe poussent Federica Baruffi dans...
29 novembre 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
Superfacial : la célébrité selon Audrey Tautou
© Audrey Tautou
Superfacial : la célébrité selon Audrey Tautou
Le 29 novembre 2024 marque le retour d’Audrey Tautou. Non pas sur les grands écrans des salles sombres, là où on avait l’habitude de la...
29 novembre 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
Father : Diana Markosian fige ses retrouvailles avec un père dont elle a été séparée
Extrait de Father (Atelier EXB Paris, 2024) © Diana Markosian
Father : Diana Markosian fige ses retrouvailles avec un père dont elle a été séparée
Dans Father, Diana Markosian prolonge le récit intime qu’elle avait entamé avec Santa Barbara, qui revenait alors sur son départ...
28 novembre 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet