Au Palais Galliera, dans les coulisses de Chanel avec Geoffroy Ménabréa

20 mai 2021   •  
Écrit par Finley Cutts
Au Palais Galliera, dans les coulisses de Chanel avec Geoffroy Ménabréa

En 2018, le Palais Galliera a temporairement fermé ses portes pour la création de nouvelles galeries d’exposition à l’effigie de Gabrielle Chanel – fondatrice de l’illustre Maison de haute couture. Afin de saisir l’essence de ce lieu emblématique, une carte blanche a été donnée au photographe Geoffroy Ménabréa, qui a documenté les coulisses de cette métamorphose. De nouveau ouverte, l’exposition Gabrielle Chanel. Manifeste de Mode se poursuit jusqu’au 18 juillet.

Fisheye : Peux-tu te présenter ainsi que ce qui t’a amené à la photographie ?

Geoffroy Ménabréa : Je suis né à Paris en 1981, et j’ai fait des études de philosophie à la Sorbonne (Paris IV). Je me suis spécialisé en philosophie esthétique, avec une recherche sur Heidegger et la parole qui suggère que le langage propre de la philosophie est la poésie. Mon mémoire de master a ensuite porté sur Nietzsche et la physiologie de l’art, selon lequel toute création artistique relève davantage du corps sensible et de ses impulsions, que des conceptions de l’esprit.

En 2017, ma rencontre avec Pierre-Olivier Deschamps de l’agence VU’, fut déterminante pour la suite. Étant déjà sensibilisé au pouvoir de la lumière à travers les films d’auteurs (Béla Tarr, Andreï Zviaguintsev, Pavel Lounguine notamment), la photographie m’est apparue comme le moyen idéal d’interroger le réel. Ma réflexion a alors porté sur la mécanique des phénomènes et la mise en lumière du rôle majeur de l’interprétation dans notre rapport au monde.

Je me suis alors formé à la pratique photographique pendant quelques années en autodidacte, en assistant d’autres photographes de l’agence VU’ comme Denis Darzac, Claudine Doury ou Franck Ferville… En 2010, j’ai eu le privilège de devenir l’assistant de Gérard Rondeau, et cette aventure marqua mon approche photographique, en y inscrivant durablement l’importance du pouvoir d’évocation de l’image.

Peux-tu nous expliquer ton approche artistique ?

Je vise à déconstruire la réalité, afin d’en libérer la teneur fictionnelle. Ma formation philosophique me rappelle sans cesse qu’un phénomène qui nous apparaît est aussi l’indice de ce qui ne paraît pas. Chaque manifestation visible renferme son lot de mystères, comme autant d’énigmes à résoudre pour soigner son rapport au monde. La déconstruction par l’image et de l’étrangeté qui en résulte répond directement à mon sentiment d’urgence de ré-enchantement du monde. La désertion des dieux qui caractérise notre époque – qui peut être conçue comme une libération ou un progrès – se traduit souvent injustement par la perte du sacré. Ce manque crée un vide propice à la vanité (inutilité existentielle) et au désespoir. Ma conviction est que le sacré se loge partout où le regard se pose, pour peu qu’il s’y consacre l’espace d’un instant. La photographie, dans son devoir de lumière, possède le pouvoir d’en révéler les traces. Cette croyance aux vertus alchimistes du medium photographique m’a toujours tenu à l’écart d’une approche trop illustrative. Afin de révéler dans mes images les traces d’une histoire qui m’est inconnue, j’active, pas à pas, les ressorts de la narration : je scrute l’intime, dans les coulisses du quotidien, je guette l’objet mal rangé, l’ustensile usagé, parfois récemment abandonné. Je piste le fouillis qui trahi la présence désinvolte et encore chaude du vivant, et je capte enfin des silhouettes fugitives – complices malgré elles et souvent inconscientes de leur rôle – à qui le spectateur peut s’identifier pour inventer sa version de l’histoire.

© Geoffroy Ménabréa© Geoffroy Ménabréa

Ce n’est pas la première fois que tu documentes les coulisses d’un musée…

J’ai d’abord réalisé un reportage sur l’édification de la Philharmonie de Paris, et depuis il me tardait de réinvestir un lieu culturel en chantier. Un musée est par essence un lieu sensible et fragile dans lequel les collections et le public cohabitent au sein d’un bâtiment souvent ancien, luxueux ou éphémère, dans lequel on vient soudainement rompre un équilibre en apposant une certaine brutalité lors de montages ou de travaux. Sur le chantier de la Philharmonie – salle destinée à accueillir le plus grand raffinement acoustique – je me disais souvent que le fracas des machines travaillaient ici au plaisir des oreilles. Bien au-delà de l’aspect technique et architectural d’un chantier – qui ne m’intéresse que pour y glaner les éléments graphiques concrets de la déconstruction qui serviront ma narration – c’est ce paradoxe qui me fascine, et où je viens chercher la matière apte à révéler le pouvoir d’évocation de l’image.

Avais-tu des inspirations en particulier pour cette documentation de chantier ?

Je pense notamment à la série Hors Cadre de Gérard Rondeau, qui reste pour moi une source d’inspiration inépuisable. Les œuvres en mouvement y prennent vie dans un tumulte qui paraît en premier lieu leur être défavorable, mais qui nous permet d’instaurer un dialogue nouveau, qui les ranime et fait éclater au grand jour leur actualité.

Finalement, les photographies de chantier sont majoritairement institutionnelles et informatives, et malheureusement trop souvent oublieuses de ce qui se joue réellement dans un lieu : les vrais enjeux d’une métamorphose nécessaire et irrémédiable, peu flagrants en première lecture, mais qui finiront par déterminer la réception symbolique du bâtiment et la réussite d’un changement fécond. C’est à mon sens un tort, surtout lorsque l’on considère les lieux d’art comme premiers indicateurs de bouleversements sociologiques.

Qu’est-ce qui t’a amené à photographier la métamorphose du Palais Galliera ?

L’occasion de raconter un tournant de l’histoire du Palais Galliera s’est présentée un peu par hasard, mais tout à fait à point. Je côtoyais depuis longtemps le milieu de la mode. C’est un milieu parfois rugueux et difficile, et l’opportunité d’en opposer ma version m’était maintenant offerte. Loin des standards colorés et accrocheurs, où les modèles portent leurs habits comme des uniformes, une approche de la mode plus respectueuse et distinguée, à travers laquelle le design du vêtement devient une cause sociologique. Les codes de beauté ne s’y inventent pas en fonction des ventes, mais pour équilibrer les rapports et interroger les mœurs de notre société. C’est là que l’on retrouve l’apport considérable de Gabrielle Chanel, et j’ai conçu le fait que son œuvre soit associée à la rénovation du musée Galliera comme une vraie opportunité photographique.

© Geoffroy Ménabréa

Comment as-tu abordé cette carte blanche ?

En deux mouvements : d’abord, les travaux de réfection des caves voûtées, puis le montage de l’exposition Chanel. Dès le départ, ma volonté a été de mettre en rapport le chantier avec les robes, et de raconter cela comme faisant partie de la même histoire. Ce souhait répondait toujours à la même obsession : cette alchimie artistique, par laquelle l’élégance peut cohabiter avec la trivialité de la déconstruction.

Dans cette perspective, je dois dire que Miren Arzalluz (directrice du Palais Galliera) et son équipe de communication m’ont accordé toute leur confiance, et soutenu ma démarche jusqu’au bout. En tant que photographe invité, j’ai évidemment profité de la plus grande liberté, et mes images ont été largement relayées par le musée lui-même, ce qui a représenté un gage de confiance supplémentaire, et la possibilité de promouvoir ma démarche telle que je l’avais envisagée, sans concession.

Comme pour mon reportage sur la Philharmonie de Paris, je savais que je commençais un travail au long cours, d’au moins deux ans, le temps de pouvoir saisir toutes les facettes du projet, aussi différenciées soient-elles, comme les ingrédients nécessaires à cette alchimie.

Entre le montage de l’exposition et les confinements, quand as-tu eu accès au musée ?

Lors du premier confinement en mars 2020, le montage de l’exposition s’est arrêté net, et étant confiné je n’ai évidemment pas eu accès au musée. Finalement, la trêve a permis à minima de procéder à l’ouverture du nouveau Palais Galliera et de l’exposition. Mais je n’ai pas connu le musée sous cloche, puisque l’essentiel de mon travail là-bas s’est fait avant la réouverture, et qu’au moment du premier confinement je n’y avais pas accès…

Quels souvenirs gardes-tu de ce musée vidé de ses visiteurs ?

Mon principal souvenir au sein du musée est une ambiance, que ce soit pendant le chantier ou le montage, marquée par l’alternance de grouillement et de solitude. En fonction du lieu où je me trouvais dans le Palais, dont le visage changeait tous les jours au fur et à mesure qu’il s’agrandissait ou se garnissait de vitrines, et dans lequel je prenais un malin plaisir à me perdre, je ne savais jamais si j’allais tomber sur un ballet d’ouvriers ou de conservatrices courant après leurs tâches respectives, ou sur le vide silencieux d’une galerie désertée pour une durée indéterminée… Je passais ainsi de l’effervescence à la solitude la plus plate, parfois en l’espace d’un instant. Cette ambiance particulière entretenait une part d’irréel, et me faisait parfois penser que j’assistais à un théâtre de marionnettes dont je pouvais apercevoir les coulisses, et dont l’activation était aléatoire. Je suis convaincu que cela a fortement contribué à la part d’étrangeté palpable dans cette série, dans laquelle les mannequins s’animent de façon aléatoire face à l’objectif.

Finalement, ma présence à contretemps du rythme insaisissable et les moments de solitude, m’ont facilité le travail d’appropriation du lieu, qui était nécessaire au récit de l’intime que je voulais faire naître.

© Geoffroy Ménabréa© Geoffroy Ménabréa

Des anecdotes en particulier ?

Je me souviens d’un matin où je n’arrivais pas à faire une photo. J’avais devant moi tous les ingrédients que je cherchais, mais je peinais à trouver la juste formule. Une restauratrice travaillant à côté de moi, Anastasia Ozoline, s’est montrée curieuse de mon investigation, et nous avons eu un court échange, cordial et empreint de respect mutuel pour le travail de l’autre. Sa considération, alliée à sa parole bienveillante m’ont aidé à réaliser pleinement que je travaillais également, avec mes outils, à la mise en œuvre de ce projet. Le temps d’un court dialogue, j’étais légitimement passé du prétendu statut d’observateur, version limitée du métier de photographe, à celui d’acteur légitime et précieux. Puis nous avons passé un long moment à travailler en silence, chacun de notre côté, dans cette grande galerie déjà peuplée de mannequins immobiles : nous étions deux à être seuls, et à œuvrer chacun à sa façon pour valoriser cet ambitieux projet muséal et sa première rétrospective qui ont beaucoup à dire sur la vocation de la mode. Qu’elle en soit ici encore remerciée !

Donc tu as aussi projeté une grande partie de toi ?

En soi, je considère que tous les sujets sont autant d’alibis pour revenir à ses visions d’enfance. Cela permet de nourrir une narration authentique, qui servira d’autant mieux la portée du reportage. J’ai souvenir du moment où, enfant, on m’a offert mon premier appareil photo. Il était noir et rectangulaire, tout petit, tout plat, avec rien d’autre qu’un viseur et un bouton orange. Je prenais en photo tout ce que je voyais, suivant le moindre prétexte, et ayant l’impression que tout devenait génial simplement parce que je venais d’en faire une image. Lors de mes prises de vue, je cherche encore aujourd’hui cette excitation, cette joie primitive, qui me chante que tout est captivant et prétexte à révélation, pour peu qu’on s’y arrête un instant. Ma première image représente les feuilles d’un arbre floutées par le vent.

As-tu été influencé par le personnage de Gabrielle Chanel ?

Au moment du montage de l’exposition, elle était le seul visage mis en scène que je rencontrais, car la scénographie contient des images d’archives projetées et quelques portraits. Et comme les mannequins n’ont pas de tête, Gabrielle Chanel incarnait ses propres robes auxquelles je tentais de donner vie. Elle est devenue un personnage avec lequel j’ai eu l’impression de dialoguer régulièrement, comme une personnification nécessaire pour raconter une histoire. En ce sens, j’ai eu l’impression d’avoir un lien particulier avec elle, qui m’a permis de maintenir mon propos dans la sphère de l’intime.

© Geoffroy Ménabréa

Et ses visions sur la mode ?

Aujourd’hui, la mode est majoritairement appréhendée à travers le contraste, l’open flash, le bling-bling, la saturation et le maquillage. Cette exposition vient nous rappeler que dans son acceptation moderne – c’est-à-dire comme moyen d’expression, plus que comme simple moyen de se vêtir au goût d’une époque – la mode est d’abord née d’une quête de sobriété, à travers les intuitions de Gabrielle Chanel qui est rapidement devenue la figure de proue d’un tournant crucial de son histoire. Sans quoi, on peut penser que la mode n’aurait jamais eu la portée sociologique et libératrice qu’on lui connaît aujourd’hui. À travers celle dont le nom domine encore largement la mode d’aujourd’hui, je trouve fascinant que l’idée de simplicité puisse aider à relever un défi aussi difficile que celui de l’émancipation des femmes dans la société. Et il apparaît clairement que cette approche peut encore nous inspirer aujourd’hui, pour d’autres types de défis, notamment écologiques. L’époque ne nous invite-t-elle pas à cette sobriété afin de réparer notre rapport au monde, et de repenser notre façon de l’habiter ?

Comptes-tu poursuivre ce projet ?

La page Galliera n’est pas encore totalement tournée pour moi, car je compte photographier l’exposition en résonance avec son public, ce que je n’ai pas encore eu l’occasion de faire avant, vu le contexte. L’exposition a bien failli ne pas être prolongée, et je me suis dit que si le musée ne rouvrait pas avant son démontage, on aurait alors presque pu parler d’une exposition fantôme, à l’image de ces spectres que j’ai eu le privilège de croiser dans les nouvelles galeries voûtées du Palais, et qui forment ensemble une œuvre dont l’enseignement dépasse le monde de la mode. C’est une heureuse nouvelle que le public puisse finalement aller à leur rencontre !

 

L’exposition Gabrielle Chanel. Manifeste de Mode a enfin rouvert ses portes, et est prolongée jusqu’au 18 juillet.

© Geoffroy Ménabréa© Geoffroy Ménabréa

© Geoffroy Ménabréa

© Geoffroy Ménabréa

© Geoffroy Ménabréa

© Geoffroy Ménabréa© Geoffroy Ménabréa

© Geoffroy Ménabréa

© Geoffroy Ménabréa© Geoffroy Ménabréa

© Geoffroy Ménabréa

© Geoffroy Ménabréa

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