Il a remporté le prix Diapéro du diaporama sonore 2017 (dont Fisheye est partenaire) avec Les rugbywomen : plaquer les stéréotypes, travail pour lequel il a suivi durant des mois, à Sarcelles, vingt adolescentes jouant au ballon oval. Entretien avec Camilo León-Quijano, jeune anthropologue-sociologue qui est aussi photographe… ou vice versa.
Fisheye : Sociologue, anthropologue, photographe, qui es-tu Camilo ?
Camilo León-Quijano : J’ai 26 ans et je suis né en Colombie. J’ai quitté le pays à l’âge de 18 ans pour aller vivre en Argentine, puis en Italie où j’ai fait une licence politique. J’ai ensuite poursuivi mon cursus universitaire en France, à Bordeaux puis à Paris. J’ai obtenu deux masters en sociologie, études de genre et, actuellement, je suis en doctorat à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). L’intitulé de mon sujet de thèse ? L’étude des pratiques urbaines et des pratiques visuelles à Sarcelles par le biais d’une sociologie-anthropologie visuelle. Et c’est dans le cadre de mes recherches universitaires que j’ai démarré la photographie. On peut dire que je suis docteur en anthropologie-sociologie et photographe.
Comment as-tu découvert le médium ?
En me rendant à Madagascar en 2012 avec un groupe de chercheurs italiens en anthropologie visuelle. La photographie est une passion que j’entretiens au fil des rencontres et des vidéos. Je suis autodidacte et j’ai beaucoup appris sur YouTube.
Comment les disciplines s’alimentent-elles avec la photo ? Y a-t-il une complémentarité ?
C’est une chance d’avoir un pied dans les deux mondes : celui de la recherche et celui de la photographie. La sociologie apprend à acquérir et à se questionner sur une méthode, à composer une problématique qu’il nous faut résoudre par un processus d’analyse et d’exploration. Il s’agit d’une discipline qui apprend la rigueur. J’ai lu de nombreux ouvrages de la littérature scientifique et photographique. La photographie, elle, « apprend » aux sciences sociales à se « plonger » dans un questionnement esthétique. Même si, pendant longtemps, elle a été utilisée pour documenter ou pour décrire, montrer ce qu’il se passe dans le monde et laisser une « trace », elle ne se réduit pas à ça. Souvent, dans le cadre d’une enquête sociologique et anthropologique, la production d’images n’est pas pensée comme un enjeu narratif. Me concernant, je cherche dans la photo cette forme esthétique et narrative. Tout le monde crée des histoires, nous devons maintenant les déconstruire et les analyser, et cela de leur circulation jusqu’à leur réception.
Il te fallait, pour cela, une méthode participative ?
La participation est essentielle dans mon travail. J’ai essayé de penser la recherche et l’enquête non pas comme une extraction de données, mais comme une construction participative. J’ai ainsi mis en place des ateliers photo en Colombie, puis en France, à Sarcelles, au sein de l’association féministe Du côté des femmes. J’ai organisé cet atelier durant un an et demi. Et cela ne me suffisait plus. Je voulais davantage d’implication.
Comment es-tu entré dans le monde du rugby ?
Un basketteur que je photographiais m’a mis en relation avec Florian, le coach. Quand je l’ai rencontré pour la première fois, lui et les rugbywomen, j’ai simplement montré mon travail et échangé quelques mots avec eux. Les premières photos ont été réalisées en janvier 2017 alors qu’on se côtoyait depuis presque deux mois.
N’était-ce pas délicat de photographier le quotidien de ces jeunes filles ?
« Monsieur, vous touchez de l’argent pour ça ? » a été leur première réaction. J’ai répondu que, pour le moment, je n’en savais rien et j’ai expliqué mon parcours. Je n’ai pas eu d’autres questions. Elles étaient plutôt timides. C’est un âge difficile : elles ne communiquaient pas trop et avaient une certaine pudeur. Dans la pratique, c’était un peu gênant car j’utilise un 24 mm et il me fallait être proche d’elles. La première séance photo fut compliquée car elles ne posaient pas naturellement. Et puis, elles se sont habituées à moi et une certaine complicité s’est installée. Il était important pour moi de les faire participer. Je leur confiais l’enregistreur pour qu’elles puissent immortaliser leurs moments intimes. Car il était, par exemple, inconcevable pour moi de les suivre dans les vestiaires.
D’ailleurs, pourquoi as-tu décidé de lier le son à l’image ?
Il y a des sons intéressants que je ne pouvais délier de l’image. Par contre, j’ai joué avec la désynchronisation. Parfois, je ne me concentrais que sur le son et parfois que sur l’image. Cela dépendait des moments. Quand les filles se regroupaient, s’entrelaçaient sur le terrain, je préférais capturer le son car j’avais déjà ce genre de photo. Quand l’une d’elles apprend qu’elle est sélectionnée pour rejoindre l’équipe de Perpignan, le choix était évident : les deux ! Je voulais explorer la frontière entre fiction et réalité. Et le choix du noir et blanc vient accentuer cette position. Je souhaitais « casser » cette réalité sociologique, le réel de la description.
Qu’as-tu souhaité montrer à travers ce diaporama sonore ?
Je voulais montrer Sarcelles dans son intégralité, sans me focaliser sur les problèmes sociaux et économiques. La ville a été marginalisée, les grands ensembles sont en déclin depuis longtemps. Il existerait même une maladie mentale associée aux femmes : la « Sarcellite ». Je souhaitais sortir de ce cadre misérabiliste construit par les médias. Sarcelles a un passé négatif et je voulais mettre en valeur la dignité humaine. Je voulais aussi montrer l’impact du rugby dans la vie des filles. J’ai étudié son rôle dans la construction d’identité de genre. La question du corps demeure très importante aussi et elle est peu abordée en quatre minutes de diaporama. Le rugby est une façon de construire, respecter et être fière de son corps. Il est aussi un moyen de dépasser les stéréotypes.
Tu as exposé des photos sur les murs du collège, comment ont-elles été reçues ?
Elles ont été globalement bien accueillies. Les filles étaient fières d’être mises en valeur ainsi. Tandis que l’équipe pédagogique était émue. Certains professeurs ont pleuré. Et la principale du collège me disait qu’il s’agissait du plus bel événement de ces trente dernières années. C’était un moment très fort.Il n’y avait pas toutes les familles. Cela demeure problématique : les filles ne sont pas soutenues. Car le rugby féminin est encore mal perçu. Difficile de mettre en avant la féminité au travers d’un sport considéré comme dangereux et violent.
Un instant marquant durant cette enquête ?
Oui, durant l’un des derniers matchs où elles jouaient ensemble. L’une d’entre elles, Koumba, a livré un discours poignant : « Là, on va jouer, on va gagner, on ne va pas le faire pour nous, on va le faire pour le coach. » C’était un moment très émouvant car empreint d’un altruisme incroyable. Cela dénotait une forme de maturité aussi.
As-tu rencontré des difficultés ?
Finalement, c’est l’editing et le montage qui a été problématique. Choisir et assembler toutes les images, réécouter tous les enregistrements… Cela requiert du temps et je travaillais sur ma thèse en parallèle.
Comment as-tu réagi quand tu as appris que tu avais remporté le prix Diapéro du diaporama sonore ?
J’étais très content. Je n’avais pas conscience que cela aurait eu autant d’impacts. Il s’agit d’un projet à la croisée des mondes. Et, pour la première fois, j’ai pu le montrer au grand public.
Vas-tu poursuivre ces productions interdisciplinaires ?
Oui. À Sarcelles, je mène en ce moment un projet expérimental alliant image et son avec Marise, une femme âgée de 83 ans qui a perdu son mari et qui vit seule. Avec elle, je lie l’intime au passé. Nous travaillons beaucoup sur des archives.
Trois mots pour décrire ce projet ?
Dignité, créativité et lumière.
© Camilo León-Quijano