Beyrouth, « l’amant perdu » de Clara Abi Nader

08 août 2022   •  
Écrit par Ana Corderot
Beyrouth, « l’amant perdu » de Clara Abi Nader

L’année dernière, nous avions découvert Clara Abi Nader sur sa série féministe On Hair (& Women). Aujourd’hui, elle revient avec Tu viens d’où, un projet personnel autour d’une quête identitaire complexe sur ses origines libanaises. Dévoilant une vidéo qui croise les images de ses années de vie à Beyrouth et celles d’aujourd’hui − accompagnées de tirages cyanotypes − sa série nous conte un exil poétique prouvant que d’où l’on vienne et qu’où l’on aille, nos origines nous habiteront toujours.

Fisheye : À quand remonte ton premier souvenir en photographie ?

Clara Abi Nader : J’ai eu la chance de savoir relativement tôt que je voulais me consacrer à la création et au travail de l’image. J’ai toujours aimé écrire et la photographie s’est immiscée dans mon quotidien vers mes 17 ans. J’utilise encore le boîtier de mes débuts, un Canon A1. Au départ, la photographie était tel un bouclier derrière lequel je pouvais rester dans mon coin, discrète, sans que l’on me remarque : c’était une façon de dissimuler ma timidité. Aujourd’hui, après toutes ces années de pratique, c’est davantage un moyen d’aller à la rencontre des gens, mais également de couvrir des événements sociaux et engagés qui me parlent et me tiennent à cœur. Un jour, alors que je séjournais à Alep, une jeune fille m’a dit que « j’avais de la chance », car je prenais des photos. Cela est resté ancré.

Quelle est la genèse de ton projet Tu viens d’où ?

Tu viens d’où

est une réaction, un besoin d’expression de la peine et de la douleur que j’ai ressentie après l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020. Deux mois plus tard, le 4 octobre, je me suis mise à rédiger le texte qui accompagne ma vidéo. J’avais besoin de mettre des mots sur la perte vécue, même en étant à distance depuis 9 ans de vie à Paris. Afin de construire ma vidéo, j’ai utilisé les images de mon passé à Beyrouth, celles d’avant mon départ à Paris puis les ait assemblées avec celles des dernières années, lors de mes visites au Liban. Avant cela, je ne voyais pas d’usage approprié à ces images, mais je pense qu’en construisant cet avant/après, je leur ai donné une utilité, du sens. J’ai construit une sorte d’archive, une mémoire. De façon générale, le médium photo me permet de garder une trace.

© Clara Abi Nader© Clara Abi Nader

Captures d’écran vidéo © Clara Abi Nader

Au sein de ton court-métrage, on ressent une dichotomie évidente entre ta relation au Liban avant et après être arrivée en France. Qu’en est-elle aujourd’hui ?

Il y a clairement une dichotomie entre mon vécu du Liban avant de m’installer à Paris et ce qui s’est passé ensuite. M’éloigner de mon pays m’aura permis de renouer avec. C’est assez ironique, mais j’ai fait la paix, à distance, d’où ma dénomination utilisée dans la vidéo de « oisive étrangère ». C’est un état avec lequel je me suis intérieurement battue. Notamment lors des manifestations d’octobre 2019 et puis surtout après l’explosion, car je n’étais pas sur place. Je n’étais pas avec eux pour déblayer les rues, épauler les gens… Je me suis sentie inutile, soudainement loin, beaucoup trop loin pour me sentir légitime à dire, faire ou participer à quoique ce soit. Avec mes travaux, je sais aujourd’hui que je fais ma part, que ce soit avec ce projet abouti, ou dans mes écrits, éparpillés par-ci, par-là. L’important c’est d’en parler, de partager les émotions, les expériences. Ça soulage toujours d’une façon ou d’une autre.

En parlant d’écrits, il y a ces notes qui apparaissent au rythme de la vidéo. Que symbolisent-elles ?

Écrire a toujours été la façon la plus simple, rapide et directe d’extérioriser mes pensées. Le texte que je rédige au fur et à mesure du court-métrage m’a permis de replonger dans mes souvenirs et comprendre pourquoi cette explosion a engendré tant de douleurs en moi. Cela m’a également permis de légitimer ma souffrance. « J’ai connu Beyrouth avant, j’ai grandi et j’ai joui de ma vie là-bas », ai-je écrit. Le rythme s’accentue au fil des images, il y a des moments où l’on ne peut pas lire la suite du texte, car les événements eux aussi ont été illisibles, et vécus en accéléré.

Ce texte est-il un processus de guérison, une manière d’accéder à ton identité ? 

Oui ce fut pour moi comme un processus de guérison, de recherche de sens. Comprendre qui j’étais et ce que je représentais à ce moment-là. La question de « Tu viens d’où ? » est à remettre dans un contexte administratif français face auquel je dois encore justifier ma présence sur le territoire pour acquérir mes permis de séjour. Ce qui me fait rire parfois. C’est d’ailleurs ainsi que je clos ma vidéo. À la fin, on entend une brève conversation entre la personne responsable des contrôles de passeport à Beyrouth et moi-même. Il me demande : « Tu viens d’où ? » − (« Men wein jeyeh » en arabe) − ou plutôt « Tu arrives d’où ? », ce à quoi je réponds « de Paris ». C’est comme une boucle,  que ce soit Paris ou Beyrouth, je dois justifier d’où je viens.

© Clara Abi Nader© Clara Abi Nader

Captures d’écran vidéo © Clara Abi Nader

Tu utilises également le cyanotype. Cette eau présente dans le processus, symbole de régénérescence, était-t-elle une manière de purifier ta relation avec Beyrouth et le Liban ?

Mes travaux se font souvent sur le long terme. La vidéo a été produite en 2020, je savais qu’elle ne suffirait pas, qu’il y avait quelque chose qui manquait. Un an plus tard, j’ai alors réalisé mes impressions au cyanotype. Les photographies que j’ai utilisées sont issues d’une série que j’ai entamée en 2017, Vues de la mer. Dans ce travail, il est question de redonner l’espace à la mer qu’on voit très peu de la côte et qui nous a été arrachée des mains à la fin de la guerre civile, par des constructions illégales et invasives. C’est également une manière de faire écho à l’arrivée maritime par le port de Beyrouth, ou l’opposé, de le quitter. On en parle peu, mais dernièrement, beaucoup de Libanais essayent de fuir le pays sur des embarcations et malheureusement beaucoup y laissent leur vie.

La première de mes images au cyanotype − qu’on aperçoit dans la série− représente le centre de Beyrouth avec son port derrière. Je l’ai tirée sur ma page de passeport périmé, celui avec lequel j’ai débarqué à Paris. J’ai rajouté par-dessus la même phrase en arabe qu’on me demandait aux frontières : « Men wein jeyeh ». Je n’ai pas pensé cela en termes de purification, mais plutôt une manière de représenter cette présence aquatique et bleue, qui apaise et rappelle le voyage, mais nous parle aussi d’un danger sous-jacent. La deuxième image que je présente en cyanotype est celle du drapeau libanais, tiré sur un sac de déchet de la Middle East Airlines, que j’ai depuis 2015 et sur lequel j’avais noté une phrase survolée durant mon vol : « Dès que j’ai senti l’odeur du Liban, la corruption a commencé ». Dessus j’ai rajouté « De Paris à Beyrouth ». Il était important pour moi d’utiliser des objets, des surfaces qui apportent de la valeur au projet.

© Clara Abi Nader© Clara Abi Nader

© Clara Abi Nader

Le cèdre, étendard du drapeau libanais réapparaît souvent. Que représente-t-il pour toi ?

Le cèdre…ce symbole, la fierté des Libanais. Si l’on a déjà été dans la réserve du Barouk ou du Chouf, on réalise combien on est petits face à la beauté majestueuse des cèdres. J’ai grandi avec une phrase qu’on me répétait souvent à propos de mon pays :  le « Liban vert ».  Une expression mensongère, car le Liban pourrit dans ses ordures et sa pollution. La crise des déchets à laquelle on a dû faire face en 2015 était incomparable. Le degré de corruption et la terrible mise en place de projets et solutions écologiques sont indéniables. Que ce soit en termes d’énergie, de recyclage, il y a eu quelques initiatives, mais elles peinent à survivre. Utiliser le cèdre dans la vidéo m’était important, non pas pour l’affiliation à la patrie mais pour notre lien à la nature, à ceux qui gardent depuis des millénaires ce bout de terre vivant et debout.

On aperçoit aussi Burj El Murr − « Tour de l’amertume » construite avant la guerre civile. Est-ce un monument symbole de résistance malgré les affres du temps ?

Ce fameux Burj el Murr, qui revient souvent dans la vidéo et dans une des photographies que j’ai décidé de présenter… Il est impossible de passer à côté sans se demander « Mais qu’est-ce que c’est que cette masse, ce poids lourd ? ». Il fait partie de Beyrouth, tout comme les silos éventrés aujourd’hui. Je pense que des lieux pareils, chargés de tant d’histoire, doivent être préservés pour la mémoire collective. Je ne le vois pas du tout comme un symbole de la résistance mais plus comme un résidu, un squelette vivant de la guerre civile, un point de non-retour j’espère. L’architecte El Hachem en a créé quelque chose de beau, dans son projet de rénovation Coming Back To Life, le transformant en un lieu culturel et artistique. J’aime aussi beaucoup l’installation réalisée par Jad el Khoury avec ses rideaux qui voltigent au vent, ce sont ces images qu’on voit dans la vidéo d’ailleurs.

© Clara Abi Nader

Peut-on parler de résilience pour le peuple libanais ?

Je ne pense pas que ce soit l’adjectif adéquate pour décrire le peuple libanais. On peut parler de résilience si les conditions autour ont été améliorées pour le bien-être de tous et que le processus de guérison peut se faire sainement. Dans le cas des Libanais, on est loin d’être proche d’un quotidien où les conditions de vie sont éthiques et correctes. Je dirais plutôt que l’on s’adapte car il n’y a pas d’autres choix. On se créer des solutions et on vit avec le peu que le gouvernement et la loi nous procurent.

Tu dis avec « Beyrouth en toi ». Est-ce une ville avec qui tu fais corps, qui t’appartient, ou bien qui te hante ?

Beyrouth je l’ai en moi effectivement. Où que j’aille, je me sens mieux lorsque je la reconnais dans d’autres villes. Le chaos, le tourbillon de personnes, la simplicité et la complexité de tout ce bazar, c’est ce qui fait battre le cœur de Beyrouth si fort… Je dirais qu’elle me hante, en effet, puisque je n’y habite pas. C’est comme un amant perdu qu’on essaye de retrouver ailleurs dans des rencontres étrangères.

Beyrouth restera-t-elle la ville de tes premières fois ?

Beyrouth sera toujours la ville de mes premières fois, mais Paris le sera aussi. Le « Tu viens d’où », c’est finalement pour remettre en question le degré d’appartenance à un lieu, comme à un autre. Aujourd’hui, Paris fait également partie de moi.

Tu viens d’où ? ( Where do you come from? ) from Clara Abi Nader on Vimeo.

© Clara Abi Nader

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