Pour Cristóbal Olivares, né à Santiago du Chili en 1988, la photographie est une affaire de famille et un outil politique. En 2012, il amorce A-MOR, un projet personnel et documentaire sur le féminicide. Entretien.
Fisheye : Qui es-tu ?
Cristóbal Olivares : je suis un photographe né à Santiago du Chili et je développe un intérêt particulier pour les questions sociales. Je travaille principalement en Amérique latine, notamment au Chili. Je travaille parfois pour des journaux et des magazines à l’étranger. J’ai aussi cofondé Buen Lugar Ediciones, une maison d’édition permettant l’auto-édition de livres et de magazines de photographie.
Quelle est ton histoire avec le 8e art ?
Mon grand-père maternel était un grand amateur de photographie et aimait particulièrement réaliser des portraits de famille. Aussi, pendant 10 ans, j’ai fait du skateboard et j’étais friand des magazines américains autour de cette pratique. Dans ces revues, une part belle était faite à l’image.
Pendant que mes parents étaient au travail, avec mon frère – lui aussi photographe maintenant – nous avions l’habitude de prendre le boîtier familial sans permission et de réaliser quelques shoots.
Que représente la photographie pour toi ?
La photographie est un moyen d’expression en même temps qu’une clé pour comprendre des réalités qui ne nous appartiennent pas. D’autres réalités, et d’autres expériences de vie. La prise d’image me permet de voir ce qu’il y a dehors et ce qu’il y a à l’intérieur de moi. J’aime penser l’appareil photo comme un outil de collectes.
Collectionner, photographier, est-ce la même chose pour toi ?
Albums de famille, archives, dessins, je collectionne tout ce qui fait sens entre un sujet et son histoire. J’essaie toujours de réfléchir à ce qui conviendrait le mieux au sujet que j’envisage de traiter. En multipliant les supports, j’installe une collaboration. Et je tente toujours de me renouveler. Je conçois mon travail comme l’édition d’un disque de musique : si je produis toujours la même chose, le troisième album risquera d’être ennuyeux…
La photographie est-elle nécessairement liée aux questions de société ?
Je pense que la photographie, comme toute autre forme d’expression artistique, est un outil très politique. Le 8e art apporte un témoignage dans le temps et immortalise la façon dont nous sommes reliés les uns aux autres en tant qu’individus composant une société. Aujourd’hui, de plus en plus de photographes documentent les problèmes sociaux de leurs propres communautés et mettent ainsi en lumière des problématiques sous-représentées et non relayées par les grands médias.
Quelles sont tes sources d’inspiration ?
J’aime beaucoup la musique, le cinéma et, la lecture aussi. Avec ma maison d’édition, je suis toujours à la recherche de nouveaux travaux, et je regarde beaucoup de photos. La conception graphique a été une source d’inspiration majeure ces dernières années.
Quelle est la genèse de ton projet A-MOR ?
J’ai commencé à travailler sur ce projet en 2012. J’ai d’abord effectué des recherches et pris des contacts, notamment avec des proches de victimes de féminicides – le meurtre d’une femme lié à un conflit de genre. Chaque année, au Chili, plus de cinquante féminicides sont répertoriés. La plupart des meurtres ont été commis par le conjoint ou un proche, à l’aide d’objets domestiques – armes blanches ou armes à feu.
En 2012, et durant une semaine, six féminicides ont été recensés. En parallèle, j’ai réalisé que ce sujet était lié à l’histoire de ma propre famille. Je viens d’une famille brisée où les disputes entre mes parents étaient habituelles. La violence psychologique était donc normalisée. En novembre 2015, j’ai publié un livre sur le projet.
Peux-tu nous expliquer ton titre : A-MOR ?
J’ai travaillé autour du mot Amor (Amour ndlr). Si on décompose le mot : A= Sin = sans et MOR = muerte = mort. Ceci n’est que mon interprétation. Mais j’ai été fascinée par le paradoxe entre la langue et sa relation avec le monde réel.
As-tu construit cette série comme un reportage ?
Oui, tout à fait. J’ai contacté des parents, récolté des statistiques, visionné des reportages, et je me suis rendu sur plusieurs lieux de crime. J’ai croisé ces informations avec des données plus personnelles. J’ai ainsi récolté de vieilles photos, des albums de famille, des lettres, ou encore des objets évoquant la victime et sa présence dans ce monde. Comme la plupart des images ont été réalisées avec un boîtier argentique, la série a découlé d’un long processus.
Comment as-tu procédé avec tes modèles ?
Cela dépend de chaque histoire. Je n’ai pas trop choisi mes modèles, surtout au début. J’ai parlé avec le plus de personnes possible. C’est un sujet très délicat et il est difficile de trouver des individus prêts à échanger. Nombre d’entre eux ont eu confiance en moi et ont accepté de me rencontrer. Si j’ai travaillé seul, au fur et à mesure que le projet avançait, des personnes m’indiquaient quelques contacts. Aucune institution gouvernementale ne m’a aidé.
Cette série est-elle une façon de dénoncer l’inaction du gouvernement ?
Plus qu’une dénonciation, c’est une façon très personnelle de documenter le sujet, d’essayer de comprendre et de réfléchir à travers les situations que l’ont m’a narrées. Bien sûr, j’ai découvert beaucoup de négligence de la part du gouvernement…
Comment tes images ont-elle été reçues ?
Les réactions les plus sensibles et les plus fortes venaient des femmes, évidemment. Le féminicide étant la représentation ultime de la violence faite aux femmes, les hommes ont tendance à ne pas s’identifier comme coupables. Or nous le sommes. Plusieurs petites actions peuvent rapidement déclencher un comportement féminicide.
J’ai aussi signé quelques expositions individuelles et j’ai fait des interventions dans les écoles. Et souvent, des jeunes femmes pleuraient devant mes images.
Un échange particulièrement poignant ?
En 2013, j’ai contacté une mère qui a perdu sa fille, elle a répondu à mon e-mail en me demandant ce dont j’avais besoin. Alors, je lui ai expliqué le projet. Elle m’a répondu : « Ok, je vais t’aider et raconter mon histoire parce que je ne veux pas que les gens oublient ce qui est arrivé à ma fille, ce que nous sommes capables de nous faire les uns aux autres ». Jusqu’à ce message, je pensais que c’était un cliché de dire que la photographie pouvait changer les états d’esprit. Les gens se soucient vraiment des documents, de la mémoire et de l’identité.
© Cristóbal Olivares