Il y a près de quinze ans, Ljubisa Danilovic a découvert un homonyme monténégrin ayant migré vers les États-Unis au début du 20e siècle à bord du Georgia. Au travers d’un récit épistolaire et d’une écriture photographique sobre, l’artiste nous raconte l’histoire fictive de cet autre qui porte son nom. Un prétexte pour évoquer l’universalité de l’exil d’hier comme d’aujourd’hui, ainsi que sa propre identité.
Fisheye : D’où part l’idée de cet ouvrage ?
Ljubisa Danilovic : J’ai découvert cet homonyme il y a quinze ans, sur un site recensant les passager·es parvenu·es à Ellis Island au moment de leur migration aux Etats-Unis. Il avait dix-neuf ans au moment de son arrivée outre-Atlantique. Il était ouvrier, savait lire et écrire et n’avait pas un dollar en poche. Ce qui m’intéressait, ce n’était pas sa petite histoire, mais plutôt de partir de son récit pour aller vers quelque chose de plus universel. J’ai voulu instaurer un dialogue fictif avec lui, pour mettre en perspective son exil et la situation actuelle des migrant⸱es qui traversent l’Europe d’Est en Ouest en empruntant une route quasi-parallèle à celle qu’il a pu prendre à l’époque. Instinctivement, en découvrant cet homonyme, je me suis dit qu’il y avait une transposition possible.
Ce travail résonne-t-il aussi avec ta propre identité ?
Oui. Je suis le seul garçon issu d’une fratrie de trois. On m’a toujours dit que c’est grâce à moi que le nom survivrait. J’appartiens à la deuxième génération d’une famille d’exilé·es yougoslaves. Je suis né en France, à Paris, mais j’ai appris le serbo-croate, que je parle couramment. J’allais à l’école Yougoslave où je chantonnais à la gloire de Tito… Je retournais souvent au Monténégro, au bord de mer, jusqu’à mes quinze ans. C’était des moments forts. Je me suis évidemment questionné sur mes origines tout au long de ma vie et je suis parti à leur recherche. Dans la partie « Eden », qui est une sorte de creux au milieu de la narration de cet ouvrage, j’ai photographié mes enfants au Monténégro, et ma propre enfance à travers eux.
L’ouvrage débute avec des clichés en noir et blanc de Butte dans le Montana, avant de basculer vers la couleur sur les routes de l’exil européennes. Pourquoi cette hétérogénéité ?
En l’occurrence, je ne sais même pas si Ljubisa a fini à Butte ! Je sais seulement que beaucoup de Monténégrins ont migré là-bas et travaillaient dans les mines. J’ai fait de longues recherches historiques sur le Monténégro de l’époque. J’ai beaucoup écrit pour rendre crédible ce personnage. Puis, j’ai essayé d’épurer. Les lettres que j’ai rédigées sont une sorte de journal intime, mais ce jeune homme a vécu de nombreuses autres histoires que je ne détaille pas. Tout le livre a été pensé de manière hybride entre noir et blanc et couleur, entre un travail d’auteur et une écriture documentaire. Ce côté hybride, paradoxal, me paraissait être un parallèle intéressant à dresser vis-à-vis du parcours des exilé⸱es.
Cet ouvrage a-t-il une signification particulière dans ton parcours ?
À mes débuts, j’étais photojournaliste. J’ai travaillé pour la presse un certain temps. J’ai eu la chance de rencontrer Patrick Chauvel, qui m’a mis le pied a l’étrier quand j’avais vingt ans. Je me suis peu à peu éloigné de cela, durant une quinzaine d’années. Avec ce livre, je signe un retour à l’écriture documentaire. J’en avais assez d’écrire sur moi, sur mon nombril. Dans mes deux ouvrages précédents, il s’agissait d’une transposition d’un état émotionnel sur un territoire, donc quelque chose de très intime. En Russie, j’ai évoqué l’histoire du deuil de mon père, par exemple. Georgia signe aussi une bascule sur la photographie couleur. Mes trois précédents livres Avoir 20 ans à Belgrade, Le désert russe et La lune de Payne, étaient tous en noir et blanc.
Tu as rencontré des difficultés dans sa réalisation ?
J’ai cet ouvrage en tête depuis quinze ans. Au début, c’était un projet de livre numérique pour IPad. J’ai eu une bourse à l’écriture du CNC grâce à laquelle j’ai réalisé des interviews des exilé⸱es. Je les ai filmé⸱es. Grâce à cela, j’ai commencé à écrire l’histoire de mon homonyme. Puis, je suis allé voir un producteur. Ils ont souhaité en faire un film, car cela rapporte plus. Et soudain, je n’ai plus eu de nouvelles, alors que l’écriture était terminée… Le producteur était parti de la boîte et le projet avait été abandonné. Ça a duré des années, des gens m’ont proposé de le faire en bande dessinée… Puis je me suis dit qu’il fallait absolument que je mène ce travail à son terme, sous la forme d’un livre photo. J’ai voulu porter l’histoire par le texte, par l’image et leur articulation mutuelle. Ça a été un long travail d’écriture, car ce n’est pas mon métier. J’ai pris mon temps, j’étais un peu obsessionnel ! La structure est venue petit à petit.
Comment photographie-t-on l’exil ?
Je me questionne beaucoup sur la présentation visuelle de la pauvreté. On ne peux pas aborder la question des migrant⸱es sans se demander comment les représenter. Certains photographes immortalisent ces questions de façon très ostentatoire. Je le dis sans être péjoratif, car il y a des œuvres poignantes dans ce style. Moi, visuellement, j’ai cherché à retranscrire l’ennui, car c’est ce qui prime à mes yeux dans le parcours des exilé·es. Sur la route, ils subissent des choses terribles. À la frontière croate, on leur prend tout, on les passe à tabac. J’ai des photos impubliables… Pour autant, leur parcours est fait d’attente.
Sept ans : c’est ce qui sépare en moyenne un ou une sans-papier de son point de départ à sa destination. En Bosnie, certain⸱e⸱s attendent quatre ans pour passer cette seule frontière. J’ai cherché à « effacer le photographe », pour représenter la situation par une imagerie simple, frontale et dénuée d’artifice. Par ailleurs, il faut savoir que la typologie de l’illettré⸱e qui quitte tout sans argent existe, mais reste minoritaire. Beaucoup sont étudiant⸱es, médecins… J’ai rencontré des gens très éduqué·es. J’essaye donc de les photographier avec de la dignité, sans pour autant oublier la situation dramatique qu’ils traversent.
Est-ce que les exilé⸱es acceptaient toujours d’être photographié⸱es ?
Je me suis souvent dit qu’à la place des migrant⸱es, j’aurais plus de colère en moi. Mais iels ont souvent une résilience exceptionnelle. En Bosnie, les camps débordent. Ils sont bondés. Quand on voit les conditions dans lesquels iels y sont accueillis… C’est à la limite de la clochardisation. Il y avait un peu d’animosité parfois. Mais le plus souvent, iels ont partagé avec moi le peu qu’iels avaient. L’ouvrage termine en France, qui est souvent la fin du voyage pour bon nombre d’entre elleux. C’est une grande désillusion, une grande violence. Après avoir subi tout cela, les exilé·es sont épuisé·es. Pour photographier ici, c’était plus tendu, à cause des passeurs. A Grande-Synthe, au milieu d’une zone d’activité, deux types en costard attendaient devant le camp avec leurs Mercedes. Dans ce genre de situation, on sent qu’il faut aller très vite. En sachant qu’il n’y a personne à des kilomètres, il vaut mieux que cela ne dérape pas…
Des portraits d’exilé⸱es de première génération viennent conclure l’ouvrage…
Oui, j’y ai d’ailleurs inclus un portrait de ma mère. L’idée était de montrer que l’exil est un pont sans rives. J’ai retranscrit cette idée par un texte, qui explique que le phénomène migratoire va être démultiplié au 21e siècle. Nous n’en sommes qu’aux prémices. À Calais, la situation n’en finit plus de se dégrader. Le rapport avec les autorités est de plus en plus déshumanisé… Dans l’Histoire, aucun mur n’a jamais rien arrêté.
Georgia, Editions Lamaindonne, 40€, 192 p.
© Ljubisa Danilovic