Eman Ali et le périple de deux femmes émancipées dans un Oman rétrofuturiste (1/2)

05 avril 2023   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Eman Ali et le périple de deux femmes émancipées dans un Oman rétrofuturiste (1/2)

Croisant photographie et intelligence artificielle, Banat Al Fi’9a (The Silver Girls) retrace le voyage initiatique de deux jeunes omanaises dans un territoire hanté par le spectre du patriarcat. Reprenant la construction d’un conte de fées, l’artiste visuelle Eman Ali entend déconstruire les barrières qui emprisonnent les femmes, tout en puisant dans l’histoire et la symbolique de son pays d’origine. Un processus captivant dont elle nous livre les prémices dans la première partie de notre entretien.

Fisheye : Comment te présenterais-tu, Eman ?

Eman Ali : Je suis une artiste visuelle omanaise. Je perçois ma pratique artistique comme un outil me permettant d’interroger notre société, d’observer et d’enquêter sur l’histoire complexe de la péninsule arabe. Lorsque je me sens déconnectée du monde qui m’entoure, je prends du recul et je me réfugie dans l’eau.

Comment t’es-tu tournée vers les arts visuels ?

Durant ma jeunesse, l’art n’a pas vraiment fait partie de mon quotidien – ni chez moi ni à l’école – aussi, je ne me suis jamais considérée « artiste ». Pour moi, seul·es la peinture et le dessin existaient, et puisque je n’étais pas douée dans l’un comme dans l’autre, je n’ai jamais songé à en faire ma carrière. J’étais, en revanche, obsédée par l’élucidation de mystères. J’ai développé une fascination pour la science médico-légale suite à ma découverte d’une affaire de meurtre non résolue : celle de JonBenét Ramsey (une célèbre mini-miss américaine qui fut retrouvée assassinée à l’âge de six ans dans sa maison familiale, dans le Colorado, ndlr). Adolescente, je dévorais les articles de magazines américains dédiés au crime et je ne regardais que des thrillers – des films comme des séries telles que CSI. Bref, j’adorais résoudre des énigmes, démasquer les coupables.

© Eman Ali

Et cette passion t’a guidée vers la photographie ?

Oui. La science médico-légale et la résolution d’énigmes vont de pair. Dans les deux cas, il nous faut rassembler des preuves, analyser des indices, résoudre des problèmes complexes pour arriver à une conclusion. Si je n’ai finalement jamais étudié ces disciplines, j’ai découvert que la photographie partageait des qualités similaires : l’exploration, la recherche, l’enquête approfondie pour déterrer des secrets… Tout cela satisfait mon amour du mystère !

C’est finalement autour de l’âge de dix ans que j’ai découvert le médium, lorsque mon frère m’a offert un boîtier Canon, qui est rapidement devenu mon exutoire créatif.

© Eman Ali

Comment travailles-tu ?

Je dirais que je marche à l’intuition. J’aime la part de recherches et d’exploration du médium de mon processus créatif, et j’essaie toujours d’apporter de la fluidité à mon travail, sans jamais m’attacher à un résultat spécifique. Le jeu est également un élément important de ma démarche.

Tu incorpores du texte, du son, des installations à tes œuvres. En quoi ces médiums t’aident à composer tes projets ?

La photographie constitue toujours le cœur de mes travaux. Généralement je démarre avec deux médiums : l’image et l’écriture, pour donner corps à mon idée. Lorsque mon concept commence à prendre forme, j’explore alors d’autres techniques pour le sublimer. J’aime transporter mon processus créatif dans des territoires inconnus. Mais le fond prend toujours le pas sur la forme – ce qui me permet de garder une certaine ouverture d’esprit. Si une idée n’aboutit pas, j’accepte l’inconfort et j’élargis mon horizon en incorporant de nouvelles techniques. Pour être honnête, je n’aime pas la monotonie, je cherche donc toujours de nouvelles manières de cultiver mon énergie créative !

© Eman Ali

Tu nous racontes l’histoire de la série Banat Al Fi’9a (The Silver Girls) ?

Banat Al Fi’9a (The Silver Girls) nous transporte dans un monde imaginaire où deux jeunes femmes défient le règne oppressif du sultan Said Bin Taimur et les normes culturelles dans l’Oman des années 1960. Ce projet visuel s’inscrit dans une époque qu’on surnomme « l’âge des ténèbres », où les objets modernes – les radios, les vélos, les lunettes de soleil… – étaient bannis. Les protagonistes se lancent dans un périple à travers le pays, sans tenir compte des difficultés à voyager à une telle période. Malgré les obstacles, elles se déplacent avec grâce et détermination, multiplient les activités, transcendent les conventions féminines. Leur expression artistique se libère tandis qu’elles se lancent à la poursuite de leur rêve avec une passion intense qui confère à la narration une dimension onirique. Au fil du récit, on plonge dans un monde où les bijoux argentés – emblématiques de l’Oman – prennent vie. Le métal devient un matériel rétrofuturiste enveloppant les activités de ces femmes et devenant le symbole de leur émancipation.

© Eman Ali

Que signifie ce titre ?

« Banat Al Fi’9a » est tout simplement la traduction de « Silver girls » en arabizi/arabe. C’est une forme de communication digitale utilisée dans les pays arabes, où les lettres latines et les nombres remplacent notre alphabet.

Tu places également l’intelligence artificielle au cœur du projet. Pourquoi ?

Si l’intelligence artificielle a énormément évolué depuis ses débuts, la création d’images qui reproduisent fidèlement le réel reste un défi. Les modèles d’IA ne peuvent s’appuyer que sur les informations qu’on leur a inculquées, ce qui donne lieu à des parties de corps déformées, et autres images troublantes… J’aime beaucoup ces imperfections, puisqu’à travers mon travail, je souhaite mettre en avant l’étrange plutôt que le photoréalisme. Mon objectif ? Susciter des émotions – et le réel n’est pas nécessaire pour y parvenir. Mon esthétique se nourrit de cette sensation « d’ailleurs » et je veux que mon utilisation de l’IA s’aligne à ce choix.

© Eman Ali

© Eman Ali

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