Croisant photographie et intelligence artificielle, Banat Al Fi’9a (The Silver Girls) retrace le voyage initiatique de deux jeunes omanaises dans un territoire hanté par le spectre du patriarcat. Reprenant la construction d’un conte de fées, l’artiste visuelle Eman Ali entend déconstruire les barrières qui emprisonnent les femmes, tout en puisant dans l’histoire et la symbolique de son pays d’origine. Un mélange des genres fascinant sur lequel elle revient dans la deuxième partie de notre entretien. Et pour (re)lire la première partie, c’est par ici.
Fisheye : Tu t’inspires beaucoup de l’histoire de l’Oman ? Une période en particulier ?
Eman Ali : L’Oman a une histoire fascinante. Je m’intéresse tout particulièrement à la période qui s’étend des années 1950 au début des années 1970. Le règne de Said Bin Taimur qui nous a transporté·es dans l’ère médiévale en multipliant les mesures oppressives et les interdictions a coïncidé avec le développement de l’idéologie du nationalisme arabe de Jamal Abdulnasser, qui était fondamentalement anti-impérialiste. En outre, le communisme était très populaire en Oman, particulièrement dans la région du sud, Dhofar, où la dernière Guerre froide – oubliée – s’est déroulée. Si les Britanniques la nomment « guerre », les locaux·les, elleux, la voient comme une révolution mettant en évidence le pouvoir du langage et son impact sur la perception.
Et cette révolution t’a influencée…
Oui, je suis inspirée par la lutte du peuple, en quête de liberté et d’indépendance durant cette révolution. C’est d’ailleurs le cœur d’un autre projet en cours de réalisation – YUNYU (qui signifie juin, en arabe, ndlr). Mais plus spécifiquement, j’entends mettre en lumière les femmes qui ont joué un rôle important au sein de cette lutte, et qui pourtant demeurent effacées. Je veux réimaginer cette période en partant de leurs histoires.
J’ai passé beaucoup de temps à faire des recherches, à explorer cette thématique et j’ai vraiment hâte de pouvoir continuer à le développer. Ce sera d’ailleurs le cœur de mon prochain livre photographique.
Revenons à Banat Al Fi’9a. Qui sont ces deux héroïnes ?
Toutes deux sont complètement fictives. Mais l’une d’entre elles est une représentation de mon « moi » jeune et l’autre, celle de la sœur que je n’ai jamais eue. Ces personnages ne sont pas censés ressembler à qui que ce soit, et d’ailleurs leur âge varie au fil des images. L’histoire revient sur les différents obstacles rencontrés par les jeunes filles au sein d’une société patriarcale, comme sur le courage et la résilience dont elles doivent faire preuve pour les affronter. Malgré cela, je vois ce travail comme une célébration du bonheur qui naît dans l’adversité. Il traite des notions d’amitié, de sororité, d’aspiration au sein d’un conflit.
Que représentent les masques qu’elles portent parfois ?
Ces jeunes héroïnes sont des allégories des expériences que vivent les femmes qui rêvent d’indépendance, de découverte, et du droit de décider de leur propre existence. Finalement, ma série symbolise l’esprit humain indomptable, la capacité des femmes à s’inspirer, à se soutenir dans l’espoir d’une vie meilleure.
La série évoque la construction d’un conte de fées. Pourquoi ?
Tout à fait. Et la raison est toute simple : je souhaite capturer la magie de l’enfance. C’est un temps où le merveilleux et l’innocence ont un potentiel énorme et ne font face à aucune limite. Ma série déborde de détails fantaisistes et fantastiques qui s’accordent très bien avec ce registre. Elle suit le destin de deux jeunes filles en quête de découverte de soi et de pouvoir – tout comme les protagonistes des contes traditionnels, qui doivent braver des obstacles pour atteindre leur objectif et leur véritable potentiel. Mon histoire puise dans cet univers enfantin pour permettre aux filles de découvrir leurs identités et défier les normes sociétales. Elle aborde également les notions de courage, de force, d’indépendance et d’inconnu… Toutes omniprésentes dans les contes de fées.
Enfin – tout comme dans ces récits – une morale se cache dans ma série : elle souligne l’importance de poursuivre ses rêves tout en restant fidèle à soi-même. Elle nous encourage à assumer notre individualité, aussi peu conventionnelle qu’elle puisse paraître.
Selon toi, le rêve est nécessaire pour avancer ?
Absolument. Rêver est nécessaire pour affronter les difficultés de la réalité. C’est un monde sans barrière auquel chacun·e peut accéder à tout moment. Lorsqu’on laisse aller son esprit, on peut trouver des échappatoires et même des solutions à nos problèmes. J’adore passer du temps dans cet espace liminal parce que la liberté qu’il m’apporte me donne de la force et des idées.
D’autres éléments t’ont-ils permis de développer ton récit ?
L’histoire de mon père, et son expérience du régime sous Said Bin Taimur ont été d’une très grande ressource. En mêlant ses propres commentaires à mon imaginaire, j’ai réussi à ériger une narration aux frontières des faits et de la fiction. Ça m’a permis de construire une perspective bien plus nuancée.
Des femmes artistes, telles qu’Ana Mendieta, Judy Chicago et Manal Al Dowayan m’ont également influencée. Et si mes deux personnages existaient déjà avant que je ne me plonge dans leurs œuvres, j’ai finalement imaginé que leurs esprits fusaient avec ceux des jeunes filles, tandis qu’elles débutaient leur périple dans ce paysage en tension. Elles sont devenues des guides, faisant voler en éclat les barrières pour explorer pleinement leur créativité.
© Eman Ali