Actuellement exposée à la BnF, dans le cadre de la Bourse du talent, la série Like rain falling from the sky, réalisée par le photographe italien Nicola Bertasi explore les cicatrices physiques et psychologiques laissées par une guerre – celle du Vietnam. Un projet touchant, à (re)découvrir à ImageSingulières à partir du 20 mai.
Fisheye : Tu nous racontes ton parcours photographique ?
Nicola Bertasi : J’ai commencé à m’intéresser à la photographie durant mon adolescence, lorsque j’habitais encore à Milan. J’expérimentais alors avec une petite chambre noire que j’avais construite. Le processus de développement et le tirage me fascinaient beaucoup. Je me suis ensuite lancé dans des études d’histoires, tout en continuant à photographier durant mon temps libre.
Puis, j’ai déménagé à Paris, c’est là que je me suis plongé dans le 8e art. Aujourd’hui je fais partie du studio Hans Lucas, désormais installé en Italie, je travaille avec la presse, des institutions, des commandes… Mais ce qui m’intéresse le plus, c’est ma recherche personnelle.
Comment ton approche du médium a-t-elle évolué ?
À vrai dire, ma série Like rain falling from the sky a profondément changé ma manière d’approcher la photographie. Avant, je travaillais d’une manière plus classique, plus linéaire. Ce travail m’a poussé à me poser énormément de questions. Je ressentais la nécessité d’expérimenter, d’utiliser de nouveaux moyens de présenter les images.
Après avoir travaillé trois ans et demi dessus, je viens de terminer la maquette du projet. Je l’avais à l’origine pensé à la manière d’une exposition, mais en raison de la complexité du sujet, je me suis tourné vers le format livre. Je travaille actuellement avec des graphistes et je suis à la recherche d’un éditeur pour publier cet ouvrage de 170 pages !
Quelle est la genèse de ce projet ?
Celui-ci est né fin 2016, début 2017. J’avais envie de travailler sur une guerre terminée depuis longtemps. J’étais marqué par cette lutte américano-vietnamienne – comme de nombreuses personnes, je pense – à cause de l’imaginaire construit autour de ce conflit (les films hollywoodiens qui lui sont consacrés, notamment). Il s’agit pourtant d’un drame terminé depuis plus de quarante ans…
En quoi tes voyages ont-ils influencé ta série ?
J’étais tout d’abord intéressé par l’agent orange, et c’est naturellement par là que j’ai commencé ma recherche. Le premier voyage que j’ai effectué au Vietnam était motivé par l’envie de photographier ce territoire encore contaminé par un produit toxique. Mais sur place, j’ai rencontré des gens dans des campagnes, photographié le territoire, et mon récit a évolué.
J’ai souhaité élargir mon thème et travailler davantage sur la mémoire de la guerre. Finalement, j’ai essayé d’en étudier les traces : les anciens combattants, les musées dédiés à cet événement… J’ai passé deux fois un mois et demi là-bas, ainsi que vingt jours aux États-Unis, pour mener mon enquête outre-Atlantique et clôturer mon projet.
Des découvertes t’ont-elles marqué ?
Oui, beaucoup. Si j’ai une maîtrise en histoire, je ne souhaitais pas développer une approche particulièrement « factuelle ». Ce qui m’intéressait, c’était plutôt l’impact, les mots, les conséquences. Beaucoup de personnes m’ont raconté leurs expériences, et certains de leurs souvenirs restent gravés dans mon esprit : l’odeur de l’agent orange, très piquante par exemple. Ce sont des détails que l’on ne retrouve pas dans les livres d’histoire.
J’ai aussi appris que les guerres ne se terminent pas avec les batailles. Aujourd’hui, nous sommes sans cesse confrontés à des images violentes, sur les réseaux sociaux. Mais l’accès facile à ces images nous empêche de percevoir la dure réalité des conflits. Il y a une sorte de confusion qui naît. Je veux montrer qu’une guerre reste dans l’âme d’un territoire.
Comment as-tu travaillé, pour représenter cette idée ?
J’ai décidé d’utiliser la technique du photomontage. Je me suis plongé dans des archives, notamment celles des US National Archives, une base de données qui permet d’avoir accès à de nombreux documents. Mon objectif ? Créer une sorte de confusion entre le passé et le présent, pour montrer le caractère éternel de la guerre. J’ai par exemple cherché de vieilles images en couleurs, pour les coller sur mes propres clichés en noir et blanc, afin de jouer avec la perception du regardeur. Je me suis également procuré une vieille machine à écrire, que j’ai utilisée pour retaper des témoignages. Une manière de garder une certaine cohésion.
Ces témoignages, tu les as récoltés toi-même ?
Oui, mot pour mot. J’ai voyagé avec un journaliste vietnamien extraordinaire, qui était au départ mon interprète, et est vite devenu mon compagnon de voyage. Dans les campagnes, la barrière de la langue m’aurait empêché d’interagir avec les habitants. Ces témoignages proviennent tous de ces personnes rencontrées sur la route. Je n’ai modifié aucune de leurs déclarations : l’important n’était pas de vérifier la moindre information par souci de cohérence historique, mais bien de mettre en valeur le ressenti des gens.
Le rapport à la guerre variait-il au fil de tes rencontres ?
Ce rapport était différent aux États-Unis et au Vietnam. En Asie, les réactions sont assez étonnantes, moins dramatiques que celles des Américains, bien qu’ils reconnaissent qu’il s’agit d’un des conflits les plus féroces de l’histoire. Ces différences étaient passionnantes, elles reflétaient l’après-coup, les conséquences psychologiques liées à la guerre.
Pourquoi faut-il lutter contre l’oubli selon toi ?
Aujourd’hui on a tendance à oublier les événements qui se déroulent loin de nous. Il est important de se rappeler des traumatismes, et nécessaire de travailler sur la mémoire, parce qu’elle aide à comprendre ce qu’est la guerre. Je souhaite aussi interroger le rôle de la photographie dans la représentation des conflits. Le photoreportage permet par exemple de raconter brillamment l’actualité, mais la façon dont les images sont utilisées peut parfois devenir problématique.
Des artistes t’ont-ils accompagné durant la réalisation du projet ?
J’ai été inspiré par de nombreuses lectures, un écrivain en particulier m’a marqué : Viet Thanh Nguyen, qui a écrit un très bel essai sur les conséquences de la guerre du Vietnam en 2016, Nothing Ever Dies: Vietnam and the Memory of War.
J’ai également adoré l’exposition Photographie, arme de classe 1928-1936, accueillie par le Centre Pompidou fin 2018 sous le commissariat de Damarice Amao. Il s’agissait d’un événement consacré à la photographie documentaire entre les deux guerres mondiales. J’y ai découvert beaucoup d’auteurs de l’époque qui avaient eux aussi utilisé la technique du photomontage, et avaient réalisé des travaux qui ont été, par la suite, oubliés.
Bourse du talent
Jusqu’au 29 mars
BnF – Quai François Mauriac, Paris 13e
© Nicola Bertasi