« Le droit de ne pas accepter la maternité »

18 septembre 2019   •  
Écrit par Julien Hory
« Le droit de ne pas accepter la maternité »

Jusqu’au 22 septembre à Amsterdam, au moment d’Unseen, Sophie Ebrard présente sa nouvelle exposition I didn’t want to be a mum. Une expérience immersive dans laquelle elle brise un tabou : être mère sans vraiment le vouloir. Entretien avec l’artiste française.

Fisheye : Pour ceux qui ne te connaîtraient pas encore, peux-tu te présenter brièvement ?

Sophie Ebrard : Je suis une photographe française résidant à Amsterdam. J’ai grandi dans un village au cœur des Alpes. Quand j’étais enfant, je dessinais beaucoup et je photographiais mes amis. J’étais très créative. Mais à l’époque, Internet n’existait pas et il était difficile d’imaginer une vie professionnelle en dehors des montagnes. Alors j’ai intégré une école de commerce, puis j’ai travaillé en agence de pub à Paris et à Londres. Après dix ans et un burnout, j’ai réalisé que ma passion d’enfance pour le 8e art était ce que je voulais faire pour vivre.

Il y a neuf ans, j’ai quitté mon emploi bien payé, j’ai attrapé un appareil photo, j’ai appris à m’en servir, et j’ai commencé une nouvelle carrière. Je suis surtout connue pour ma série It’s just love. Je l’ai présentée il y a quatre ans à l’occasion de la foire Unseen. Si la photographie est mon moyen d’expression favori, ce n’est pas le seul médium que j’utilise. J’utilise aussi la vidéo, le son, et même les odeurs…

I didn’t want to be a mum (je ne voulais pas être mère, ndlr) est une série très personnelle. Quelle est l’origine du projet ?

C’est mon travail le plus intime. On ne peut pas faire plus personnel que des autoportraits réalisés et exposés chez moi. Quand je suis devenue mère, ça a été comme une claque au visage. Je n’avais pas anticipé les changements qui allaient survenir dans ma vie, mais aussi pour moi-même. Ça faisait trois ans que j’étais photographe et j’aimais cette vie. Je ne voulais pas qu’un enfant vienne se mettre en travers du chemin que j’avais choisi. Je venais de réaliser mon meilleur travail personnel sur des plateaux de films pornos, comment pouvais-je maintenant pousser un landau ?

Tout a changé dans les semaines qui ont suivi l’accouchement. J’étais à Amsterdam (où j’ai emménagé trois semaines avant la naissance de mon premier enfant), et je n’avais aucune amie avec qui partager des sentiments que j’avais honte d’avouer. Je me sentais isolée et vulnérable. Je pensais : « Et si je n’aimais pas être maman ? Suis-je la seule à ressentir cela ? » J’aimais mon fils, mais je ne voulais pas être mère. Quand vous êtes habituée à faire ce que vous voulez quand vous le voulez, la grossesse et la maternité peuvent vous donner l’impression d’être dépossédée d’une partie de vous-même.

© Sophie Ebrard

Comment as-tu abordé ce nouveau rôle ?

Devenir mère implique un changement d’identité et constitue des changements physiques et psychologiques importants pour une femme. Pourtant, la société fait pression sur elles en leur disant que ça doit être l’un des moments les plus joyeux de leur vie. Et ça l’est, mais le combat pour devenir parent est difficile et peut parfois occulter la joie. La perception du monde et la réalité quotidienne changent, et cela crée de la confusion. Les femmes luttent souvent de manière isolée, honteuses d’admettre ce qu’elles ressentent.

Il y a peu de littérature sur les défis à relever pour devenir mère. C’est un processus qu’un anthropologue a nommé matrescence. C’est logique : il faut des années pour passer de l’état d’enfant à celui d’adulte (adolescence), il est naturel que vous ressentiez la même chose lorsque vous devenez mère (matrescence).

Comment est venue l’idée de transposer ces sentiments en exposition ?

Le processus de création de l’exposition m’a semblé presque thérapeutique. Je voulais mieux comprendre ce qui m’était arrivé personnellement depuis la naissance de mes enfants (j’en ai maintenant deux : Louison, 2 ans et Jules, 6 ans). Avec cette exposition, je veux éduquer les gens sur les réalités de l’expérience. J’espère que cela incitera d’autres femmes à se manifester et à exprimer leurs sentiments sans culpabilité, ni honte. Ce projet consiste donc à dire aux femmes qu’on a le droit de ne pas accepter la maternité. Si je peux aider quelques femmes à comprendre ce qu’elles ressentent, je serais heureuse.

L’exposition a donc été conçue comme une expérience immersive et multi-sensorielle. J’utilise des autoportraits photographiques, des odeurs de bébé mises en bouteille, des parties de mon journal intime, des sons de femmes en train d’accoucher… J’ai utilisé tous les outils dont j’avais besoin pour faire passer mon histoire. Je voulais un espace qui me corresponde, cette exposition est si intime. La plupart des galeries visitées étaient assez froides et impersonnelles. Le seul endroit où je me sentais bien était chez moi, c’est pourquoi j’ai décidé d’installer l’exposition chez moi.

© Sophie Ebrard

En quoi cette série diffère de tes travaux précédents ?

Ces images sont assez différentes de mes clichés habituels. Ils sont plus dépouillés. Mais je pense qu’ils ont toujours le même ADN. Cette nouvelle série est arrivée naturellement. J’ai commencé à la produire quand Louison était vraiment petit. Après sa naissance, je me suis sentie frustrée de ne pouvoir voyager autant qu’avant. J’ai pensé à Helmut Newton qui photographiait exclusivement à moins de 500 mètres de chez lui. Inspirée par son exemple, j’ai pris conscience des nouvelles limites de mon environnement et je les ai transformées en opportunités.

Est-ce que mettre en scène tes enfants a été une difficulté ?

Tout s’est passé très naturellement. Je ne vois pas en quoi ce serait une difficulté. Ils sont tous les deux une grande source d’inspiration. C’était beau de prendre des photos d’eux et de garder le temps suspendu pendant un court moment. Je suis contente d’avoir ces images, car ils ont déjà tellement grandi depuis que les photos ont été prises. Ce ne sont plus les mêmes enfants.

La difficulté a été de dire qu’on n’aime pas ou qu’on ne veut pas être mère. C’est encore un tabou. La plupart des femmes ne l’admettront jamais, craignant peut-être que leurs enfants leur soient enlevés. Dans mes rêves les plus fous, j’espère pouvoir créer un mouvement où des femmes du monde entier complètent la phrase « Je ne voulais pas être une maman… ».

Appréhendes-tu la réaction des spectateurs ?

L’exposition présente une vision brutalement honnête de la maternité et n’est pas toujours simple à regarder. Les personnes qui ont lu le texte du journal et vu la scénographie me demandent comment je parviens à me livrer autant. Pour tout dire, c’est un peu effrayant en ce moment. Être pleinement sincère est aussi un défi. On verra  mon ressenti après le vernissage ! Mais comme je l’ai dit plus tôt, si je peux aider ne serait-ce qu’une seule personne à accepter ses sentiments et pouvoir en parler, alors je n’aurais pas fait tout cela pour rien !

 

I didn’t want to be a mum de Sophie Ebrard

Du 19 au 22 septembre 2019 – de 13h à 20h

Prinseneiland 95HS
1013 LM Amsterdam, Pays-Bas

© Sophie Ebrard© Sophie Ebrard© Sophie Ebrard© Sophie Ebrard© Sophie Ebrard

© Sophie Ebrard

Explorez
Huá biàn : quand la musique se rebelle
Love, de la série Huá biàn © Agathe Veidt
Huá biàn : quand la musique se rebelle
Agathe Veidt saisit la fête et les chants de révolte au cœur d’une boîte de nuit de renom à Shenzhen. De retour en France, elle tricote...
29 mai 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Katrin Koenning et le deuil partagé du vivant
© Katrin Koenning, between the skin and sea / Courtesy of the artist and Chose Commune
Katrin Koenning et le deuil partagé du vivant
Photographe établie en Australie, Katrin Koenning signe between the skin and sea, un livre bouleversant paru chez Chose Commune en 2024....
27 mai 2025   •  
Écrit par Milena III
La sélection Instagram #508 : jeux de mains
@ Zoé Schulthess / Instagram
La sélection Instagram #508 : jeux de mains
Lien entre soi et le monde, la main suscite un intérêt immuable dans le domaine des arts. Les photographes de notre sélection Instagram...
27 mai 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Êtes-vous triste ? : Sophie Calle au Mrac Occitanie
© Sophie Calle
Êtes-vous triste ? : Sophie Calle au Mrac Occitanie
Jusqu’au 21 septembre 2025, le Mrac Occitanie à Sérignan accueille l’exposition Êtes-vous triste ?, une exploration délicate de l’univers...
24 mai 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Le  7 à 9 de CHANEL, les visages pluriels d’Omar Victor Diop
© Omar Victor Diop
Le 7 à 9 de CHANEL, les visages pluriels d’Omar Victor Diop
Troisième invité du cycle "Le 7 à 9 de CHANEL", le photographe sénégalais Omar Victor Diop a offert au public du Jeu de Paume un moment...
30 mai 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Huá biàn : quand la musique se rebelle
Love, de la série Huá biàn © Agathe Veidt
Huá biàn : quand la musique se rebelle
Agathe Veidt saisit la fête et les chants de révolte au cœur d’une boîte de nuit de renom à Shenzhen. De retour en France, elle tricote...
29 mai 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Sidewalk Stills, les déchets des marchés de Charles Negre
Sidewalk Stills © Charles Negre
Sidewalk Stills, les déchets des marchés de Charles Negre
Dans Sidewalk Stills, le photographe français Charles Negre offre un regard sensible sur les déchets qui parsèment les sols des marchés...
29 mai 2025   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Thomas Paquet : « imposer une économie de gestes »
© Thomas Paquet. Vignettage
Thomas Paquet : « imposer une économie de gestes »
À l’occasion du Paris Gallery Weekend, la Galerie Thierry Bigaignon présente, jusqu’au 31 mai 2025, une exposition personnelle de...
29 mai 2025   •  
Écrit par Fabrice Laroche