« L’histoire du meurtre de mon père »

05 janvier 2021   •  
Écrit par Lou Tsatsas
« L’histoire du meurtre de mon père »

Pour réaliser Rules for Fighting, la photographe péruvienne Paola Jimenez Quispe, lauréate du Prix Birds in Flight 2020, s’est plongée dans l’histoire de sa famille, déchirée par le meurtre de son père, en 1998. Un témoignage poignant croisant les médiums ainsi que les notions de deuil et de mémoire.

Fisheye : Quand t’es-tu tournée vers la photographie ?

Paola Jimenez Quispe : Durant mes études de communication à l’université, j’ai pris un cours de photographie argentique, que j’ai adoré. Plus tard, alors que j’étudiais en France, j’ai poursuivi mon apprentissage. J’ai alors décidé de me consacrer au médium à plein temps.

Qu’aimes-tu photographier ?

Mon approche est très personnelle, presque « enfantine », dans le sens où je ne pense pas vraiment à l’image terminée, mais plutôt aux sensations qu’elle me procure lorsque je la prends. J’ai aussi réalisé que j’aimais découvrir des secrets, documenter des sujets dont on ne parle pas. C’est particulièrement le cas dans Rules for Fighting : j’avais envie d’en apprendre plus sur mon père, mais personne ne souhaitait en parler au sein de ma famille, je me suis donc lancée dans mes propres recherches.

Quelle est l’origine du projet ?

L’histoire du meurtre de mon père. Mes deux parents sont originaires de Cuzco, au Pérou et je viens d’une famille traditionnelle qui voue un profond respect aux personnes disparues. Pour cette raison, personne n’a jamais osé parler de lui. Un jour j’ai découvert des objets que ma mère avait gardés durant toutes ces années – mon père a été tué en 1998 et je ne les ai trouvés qu’en 2015. Ils étaient couverts du sang de mon père et je ne comprenais pas pourquoi ma mère s’attachait à des souvenirs aussi douloureux. J’ai alors ressenti l’envie irrésistible d’en savoir plus.

© Paola Jimenez Quispe

C’est donc ce besoin qui t’a guidée ?

Oui. Je considère que lorsqu’une personne aussi importante meurt, on ressent une douleur profonde. Une douleur que je n’ai jamais ressentie. La figure de mon père était assez floue, car je ne possédais que peu de souvenirs de lui ou avec lui. Le fait qu’il soit mort me paraissait « normal », comme si je ne pouvais ressentir quelque chose pour quelqu’un que je n’avais pas rencontré. C’est aussi cela qui m’a poussée à enquêter : je voulais avoir une relation avec lui, ou du moins essayer d’en développer une. Si la plupart des gens pensent que c’est facile pour moi de parler de son décès, c’est en fait très difficile. Lorsqu’on peut mettre les mots sur ce qu’on ressent, c’est aisé. Lorsque c’est impossible, on se sent perdu, incompris, et très jugé.

Quelle est la signification du titre, Rules for fighting ?

Mon père possédait un journal dans lequel il écrivait sa vision des relations, de l’amour, du mariage… Sur l’une des pages, il avait rédigé huit « règles à suivre lorsqu’on se dispute » :

  • Battez-vous, mais soyez juste
  • Ne changez pas de sujet
  • Ne prenez pas quelqu’un d’autre à parti
  • N’utilisez jamais d’éléments du passé pour arriver à vos fins
  • Ne vous insultez pas, n’utilisez jamais de mots blessants, et ne jouez pas avec les faiblesses de l’autre
  • Terminez toujours vos disputes
  • Soyez de bonne humeur
  • Tenez-vous la main

Je trouve ces règles pertinentes, encore aujourd’hui, et j’ai beaucoup appris d’elles.

En parallèle, travailler sur un tel sujet peut être difficile, et il m’a fallu beaucoup de temps pour digérer toutes les informations récupérées. À certains moments, j’avais envie de m’arrêter, et je devais me « battre » pour continuer.

© Paola Jimenez Quispe

Peux-tu nous en dire plus sur ton père et son assassinat ?

Son nom était Feliciano. Il est né et a grandi à Cuzco et a déménagé à Lima lorsqu’il était adolescent, dans l’espoir de construire une vie meilleure. Là-bas, il a commencé à vendre des vêtements – c’est grâce à cette activité qu’il a rencontré ma mère. Puis, ils se sont mariés et mon père a monté une entreprise avec ses frères, qui a rapidement prospéré. Ils travaillaient dans le textile à Gamarra, un centre commercial très connu à Lima. Mon père et un de ses amis ont investi beaucoup d’argent dans ce commerce. Mais cet ami lui avait caché la manière dont l’argent était placé. Lorsqu’ils se sont enfin confrontés, le 4 février 1998, cet homme l’a tué parce que – selon la police – il avait tout dépensé, et n’avait d’autre choix que de l’assassiner. Ma mère a passé huit ans en procès, sans succès. Les juges ont condamné l’homme à 15 ans de prison pour homicide au premier degré, mais il a été libéré 4 ans après.

Qu’as-tu découvert, au cours de ton investigation ?

J’ai découvert de nombreux détails sur lui, sur ma famille et sur le meurtre en lui-même. J’ai retracé les différents événements de cette journée, pour comprendre comment s’est arrivé. Je suis parti de ma maison, et d’une petite photo que j’ai trouvée dans un article sur les meurtres et les enlèvements qui se déroulaient à Lima à l’époque. J’ai ensuite mis la main sur un sac en plastique rempli de pellicules non développées (706 photos, prises de 1986 à 1998 environ), ainsi que sur son journal intime, et sur les cassettes de films qu’il a réalisés au cours d’un long voyage entrepris en 1990 avec sa famille. Enfin, j’ai accédé aux archives de la police et j’ai trouvé près de 2000 documents liés à son procès. J’y ai découvert de multiples informations à son sujet : les témoignages de membres de ma famille, et de membres de l’entreprise notamment.

© Paola Jimenez Quispe

En quoi les photographies de ton père – ces pellicules non développées – ont influencé ton projet ?

J’ai découvert ce sac plastique en 2015. Lorsque j’ai demandé plus d’informations à ma mère, elle m’a confié que mon père prenait des centaines de photos et que toutes ces pellicules étaient les siennes. Je crois que ses images m’ont aidé à créer un langage visuel au sein de ma propre pratique photographique. J’adore le fait qu’il n’ait pas cherché à « faire de l’art » ni à vendre ses clichés. Il souhaitait juste prendre des photos, simplement. C’est quelque chose qui fait sens.

Rules for fighting croise plusieurs médiums, pourquoi ?

Je ne crois pas qu’on puisse raconter ce genre d’histoire avec un seul médium. Je vois ce projet comme un film, composé de plusieurs séquences. Si celles-ci s’emboîtent, elles peuvent illustrer fidèlement ton histoire. Dans ce travail, j’ai combiné des vidéos, des photographies, des textes, des collages et même des captures d’écran. Je vois ce projet comme une collaboration entre mon père et moi, son langage et le mien.

© Paola Jimenez Quispe

Tu as également travaillé sur la notion de mémoire…

Oui. La mémoire est une notion complexe. J’ai lu un jour que notre mémoire ne nous appartenait pas, mais qu’on lui appartenait, car c’est elle qui décide des choses dont on se souvient. Elle est sélective, et efface souvent nos souvenirs, pour ne garder que les émotions liées à ceux-ci. Il s’agit d’un puzzle très complexe. Si j’ai d’abord voulu reconstituer ma propre mémoire, j’ai vite réalisé que c’était impossible. Je voulais révéler la vérité, mais celle-ci n’existe pas. Nous possédons des morceaux, que nous collons les uns aux autres pour composer quelque chose qui nous plaît. Ce travail n’est qu’une tentative d’être la plus honnête possible envers l’histoire de ma famille.

As-tu développé d’autres thèmes en parallèle ?

Les meurtres et les kidnappings étaient à l’époque très courants au Pérou. Nous étions à la fin d’une décennie de dictature, et ces violences étaient communes. Je crois que beaucoup de personnes peuvent se reconnaître dans mon histoire, partager ce que l’on ressent lorsque quelqu’un disparaît aussi brusquement de nos vies.

© Paola Jimenez Quispe

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© Paola Jimenez Quispe

© Paola Jimenez Quispe

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