Meurtre, suicide et traumatismes : Ahndraya Parlato embrasse les parts d’ombre de sa maternité

06 octobre 2022   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Meurtre, suicide et traumatismes : Ahndraya Parlato embrasse les parts d’ombre de sa maternité

Dans Who is Changed and Who is Dead, Ahndraya Parlato revient sur son expérience de la maternité, hantée par le meurtre de sa grand-mère et le suicide de sa mère. Cet ouvrage sensible entend normaliser les parts d’ombre inhérentes à l’existence qui semblent pourtant incompatibles avec le rôle de mère.

Fisheye : Ton livre s’intitule Who is Changed and Who is Dead (Qui est changé et qui est mort?, ndlr). Que cela signifie-t-il pour toi ?

Ahndraya Parlato

: Le livre emprunte son titre à un roman du même nom, écrit par Barbara Comyns en 1954. À travers les yeux d’une jeune narratrice, l’histoire d’un village en proie à une série de disparitions mystérieuses et épouvantables nous est contée. Le titre renvoie au fait que de nombreuses personnes sont mortes – des évènements qui ont irrémédiablement touché les survivants. Après avoir été confrontée au suicide de ma mère et au meurtre de ma grand-mère, et après être devenue mère moi-même, j’ai pensé qu’il convenait également à mon projet.

Who is Changed and Who is Dead est donc né de mon expérience en tant que mère et de la manière dont elle m’a obligée à comprendre les relations que j’entretiens avec la mort, mon enfance et moi-même. À cela s’ajoute une lassitude croissante vis-à-vis de la photographie. Mon ennui provenait à la fois d’une fatigue générale de l’image et du fait que, plus je vieillis, plus les choses ont l’air compliquées, enchevêtrées, et grises. Les projets traditionnels ont commencé à me sembler limités, peu sincères par rapport à mon expérience du monde. Le contenu, s’il est complexe, devrait être indiscipliné et poser plus de questions qu’il n’offre de réponses.

© Ahndraya Parlato

Comment as-tu construit ton ouvrage ?

Mon désir d’être indisciplinée se traduit par l’utilisation de multiples outils visuels et narratifs. Cet ensemble d’œuvres comprend des natures mortes prises en studio, des clichés de mes enfants, des photogrammes réalisés à partir des cendres de ma mère, des reconstitutions historiques de l’art et de l’écriture. Il fait également appel à d’autres moyens de création, comme la sculpture et l’aquarelle. J’aimais l’idée d’utiliser un médium qui était intentionnellement destiné à être traduit par un autre. J’avais l’espoir de lier le politique et l’historique au personnel, en rassemblant des récits de différents genres et générations.

J’ai organisé l’ouvrage de manière intuitive, en essayant de créer un espace entre les sujets similaires tout en tenant compte du flux naturel instauré par la palette, la lumière, le propos… Je voulais que les thèmes se construisent et se fassent écho. Nous avons pensé que les céramiques – étant donné qu’elles apparaissent un peu comme une pièce de puzzle pour le public – seraient plus puissantes en tant que chapitre isolé. Nous nous sommes également dit que le fait de vernir uniquement les photogrammes serait une belle corrélation visuelle avec leurs origines analogiques.

© Ahndraya Parlato© Ahndraya Parlato

Quelle a été la plus grande difficulté dans la réalisation de ce projet ?

On m’a demandé de retirer deux photos de ma fille pour que le livre puisse être distribué en Chine, au Japon et au Moyen-Orient. En regardant à nouveau ces clichés, je me suis rendu compte qu’elles partageaient une clarté de l’anatomie féminine qui, je suppose, rendait son corps plus facile à sexualiser. À ce moment-là, toutes les craintes sur lesquelles j’avais écrit se concrétisaient soudainement. J’ai pensé qu’il devait y avoir un moyen d’intégrer cela dans le livre, et mon éditeur m’a soutenue. J’ai décidé de supprimer l’une d’elles et de retracer l’autre que j’ai ensuite photographiée comme une nature morte. Il était important qu’il s’agisse d’une trace et non d’un dessin afin d’avoir une référence claire à quelque chose qui n’existe plus. J’ai également rédigé un nouveau fragment. L’association des deux est la seule corrélation directe entre l’image et le texte dans l’ouvrage.

Ton livre aborde des sujets sombres, dont la mort. Ce projet était-il une manière de surmonter et faire face aux évènements bouleversants que tu as traversés ?

Pas totalement. Le suicide de ma mère remonte à plusieurs années et j’ai fait face à sa disparition. Cependant, dans le sillage de ma nouvelle maternité, je me suis intéressée à la façon dont sa perte a engendré d’autres fractures. Quand vous êtes enceinte, on dit souvent que votre grossesse et votre accouchement vont suivre une trajectoire similaire à celle de votre mère. Comme j’avais une vingtaine d’années lorsqu’elle est décédée, je n’avais pas pensé à lui demander ce genre de choses et je me suis retrouvée privée de certaines histoires personnelles – les siennes comme les miennes. Par ailleurs, je suis quelqu’un de terriblement analytique et j’aime établir des liens entre les éléments. Mon écriture est sans aucun doute une façon de traiter la maternité – ce processus continu que je ne comprendrai probablement jamais totalement.

© Ahndraya Parlato© Ahndraya Parlato

« J’aimais l’idée d’être réchauffée par la lumière qui me venait d’une époque où elle brillait encore sur son corps », écris-tu dans la partie II de ton livre. Quel est ton rapport au temps qui passe, à la mort et aux souvenirs ?

Le temps n’est pas linéaire. Bien que nous semblions toujours aller de l’avant, tout ce que nous faisons et ressentons est influencé par ce que nous avons déjà éprouvé et accompli. Le passé ne cesse de façonner, et malheureusement, d’entraver le présent.

Tu as utilisé les cendres de ta mère pour faire tes photogrammes. Était-ce un moyen de changer ou transformer sa mort en quelque chose d’autre ?

Il était important pour moi d’inclure ma mère dans le projet d’une manière plus tangible, plus physique par rapport aux écrits. J’ai donc dû faire face à l’impossibilité de photographier quelqu’un qui n’est plus là. Je savais également qu’il ne me fallait pas utiliser de vieilles photos de famille. Je me suis donc demandé s’il n’y avait pas un moyen de faire un nouveau portrait avec quelqu’un de décédé. C’est pourquoi, dans la plupart des photogrammes, il y a une partie de ma main ou de mes cheveux, je les voyais comme des images de nous deux, ensemble.

Nous découvrons de nombreuses photos de tes enfants, mais aussi des « mères cachées » du 19e siècle. Quelle est ta relation à la maternité et à la parentalité ?

Les « mères cachées » sont des mères qui, lors de séances photo officielles, au 19e siècle, servaient à calmer les enfants et faire en sorte qu’ils restent immobiles. On les dissimulait ou on les invisibilisait ensuite de manière souvent absurde et effrayante. J’aime ces clichés car ils sont à la fois sombres et comiques, tout en convoquant le sentiment d’effacement que de nombreuses femmes ressentent après être devenues mères : elles se mettent de côté et placent les besoins de quelqu’un d’autre avant les leurs. Culturellement aussi, on les réduit à ce rôle et on les prive finalement des caractéristiques qui les définissaient jusqu’alors.

© Ahndraya Parlato© Ahndraya Parlato

Penses-tu que ces figures soient liées à la mort, au sens propre comme au sens figuré ?

Je pense. Comme je le dis dans le livre, pendant l’accouchement, chaque femme effleure la mort, ne serait-ce que pendant une seconde. Cela marque le début de la fin du « moi » autonome tel que nous le connaissons. J’ai lu un jour qu’il existait un type de bouddhisme où seuls les parents pouvaient devenir moines. Ils ont déjà commencé à effacer leur moi, et on leur demande sans cesse de faire passer les besoins des autres avant les leurs. C’est peut-être la raison pour laquelle tant de nouvelles mères disent avoir du mal à se réorienter dans la société après l’accouchement. Comment cesse-t-on de naviguer dans le monde pour en faire le tour, comme une planète en orbite autour d’un soleil ?

À travers cet ouvrage, quels messages souhaites-tu transmettre à tes enfants ?

Si j’ai choisi de m’adresser à des personnes précises, c’était pour m’obliger à prendre en compte le contenu émotionnel du livre, à le « ressentir » davantage, pour ainsi dire. Je pense que cette démarche aide également le lecteur à mieux appréhender le propos. Si mes précédents ouvrages comportaient des éléments textuels, je ne les écrivais pas. Mais je savais qu’un récit personnel devait accompagner ce projet en particulier – plusieurs images sont liées à des souvenirs dont la spécificité se perdrait en absence de contexte.

Who is Changed and Who is Dead ? étant destiné à mes enfants, ce sont eux qui le façonnent. Le but d’un artiste est d’être toujours fidèle à lui-même et à ses expériences. C’est ce que j’ai essayé de faire : dépeindre mon histoire avec précision et clarté. Dans notre société, il y a cette idée fondamentale – qui est peut-être une extension inconsciente du patriarcat structurel – selon laquelle les femmes doivent se sentir épanouies ou comblées en tant que mères. C’est leur raison d’être, leur destinée ou leur plus grande contribution au monde. Par essence, la maternité devrait donc les rendre indiscutablement heureuses.

Mais comme pour toute chose, la réalité est tout autre, surtout si l’on tient compte de la privation de sommeil, de la comparaison incessante avec toutes les femmes ayant un enfant et de la façon dont le consumérisme joue dans la construction de la maternité. À mon échelle, j’ai donc tenté de normaliser l’anxiété, le chagrin, le traumatisme et l’obscurité. Ce sont des aspects communs et souvent inhérents à l’existence humaine.

 

Who is Changed and Who is Dead, MACK, 136 p., 40 €.

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