Fisheye : Comment as-tu eu l’idée de concevoir Until You Change ? Que raconte cette série ?
Paola Paredes : Je ne pense pas pouvoir parler de Until You Change sans évoquer mon premier projet, Unveiled. Il s’agit d’un projet sur mon coming out en tant que femme lesbienne en Équateur. Je l’ai annoncé à ma famille d’une manière expérimentale. Ils se sont assis à table, il y avait trois caméras, je leur ai dit que j’étais gay et, en quelque sorte, j’ai tout documenté. Je pense que Until You Change n’existerait pas sans Unveiled parce que leur style visuel est très similaire et aussi car, dans les deux cas, je suis la protagoniste des images. Ce premier projet m’a permis de me comprendre en tant qu’artiste, de réaliser que j’aime beaucoup la mise en scène.
Après avoir publié Unveiled, j’ai découvert l’existence des thérapies de conversion en Équateur et, même si les médias en parlaient beaucoup, il n’y avait pas de photos pour montrer ce qu’il s’y passait concrètement. Je me suis sentie prête à m’attaquer à ce sujet, qui s’est révélé être très vaste, ambitieux et difficile à aborder. Il est question de ces cliniques qui retiennent les personnes LGBTQIA+ contre leur gré et de la manière de représenter cela en images. Ce qu’elles vivent est tellement violent, tellement traumatisant que cela représentait un défi de taille à relever.
Que dit la législation équatorienne à propos de ces thérapies de conversion ?
Quelques mots sur le contexte : en Équateur, il n’y a pas de cliniques de conversion à proprement parler. La loi interdit ces pratiques car discriminer quelqu’un en raison de sa sexualité est illégal. Nous avons beaucoup de lois progressistes en matière de droits des communautés LGBTQIA+. Il est possible de se marier entre personnes du même sexe, les personnes trans peuvent changer de genre et de nom… Seulement, ces centres sont extrêmement lucratifs. Un mois passé là-bas peut coûter dans les 500 dollars, une somme qui, ici, représente beaucoup. C’est pourquoi ils restent ouverts. Beaucoup de corruption se cache derrière ces cliniques.
Officiellement, il s’agit de centres de désintoxication qui sont le plus souvent très religieux. Ils y soignent donc l’alcoolisme, les toxicomanies et tout ce qu’ils considèrent comme étant contraire à la religion, aux normes conservatrices. L’homosexualité en fait partie. Ainsi, quand certain·es parent·es apprennent que leur enfant est gay, lesbienne, trans, etc., et qu’iels refusent cette réalité, désespéré·es, iels l’envoient là-bas contre son gré. Dans la plupart des cas, ce sont les familles qui kidnappent les victimes, et c’est ce qui est particulièrement triste avec ces cliniques. Elles sont menottées, les yeux cachés, avant de se réveiller dans ces endroits sordides.
Le titre de ta série (Jusqu’à ce que tu changes, en français, NDLR) est d’ailleurs percutant… Peux-tu m’en dire plus à ce sujet ?
Dans ces centres, il existe différents types de traitements, mais on y pratique essentiellement la torture psychologique, émotionnelle et physique à bien des égards. En général, on oblige les victimes à suivre les douze étapes des Alcooliques Anonymes et bon nombre d’entre elles sont étroitement liées à la religion, au christianisme. Dans la culture latino-américaine, il est souvent question de culpabilité religieuse, et la pratique de ces douze étapes consiste essentiellement à se repentir, à avoir honte. La discipline et les règles sont très strictes. On leur demande de nettoyer la clinique, de cuisiner, d’étudier la Bible. Si les personnes internées ne les appliquent pas ou ne les respectent pas à la lettre, on leur inflige des tortures physiques, jusqu’à ce qu’elles changent.
Pour réaliser cette série, tu as recueilli plusieurs témoignages. Comment t’y es-tu prise ?
Pour être honnête, il est très difficile d’entrer en contact avec des rescapés. À une époque, ces événements ont fait les gros titres, en Équateur. Beaucoup ont été approché·es par des journalistes – dont certain·es n’avaient pas la meilleure éthique qu’il y ait –, à la suite de quoi iels ont décidé de ne plus donner d’interviews. Je perdais peu à peu espoir jusqu’à ce qu’une amie proche me dise qu’elle connaissait une fille qui avait été internée dans un de ces centres. C’est grâce à elle, Ana – ce n’est pas son vrai nom, mais c’est celui que j’utilise –, que la série a vu le jour. De bien des façons, elle tenait à raconter son histoire. Je me suis entretenue avec elle pendant six mois. Ce fut un long processus.
J’ai également rencontré trois autres personnes au fil du temps, mais le témoignage d’Ana restait le plus important. Il m’était impossible de faire un reportage sur le terrain. Il n’y avait aucune chance qu’un de ces centres m’ouvre ses portes, alors j’ai compris qu’il me faudrait recréer ces images. Je ne voulais pas mettre en scène les victimes, car cela aurait été traumatisant pour elles d’avoir à revivre ces événements. J’ai envisagé de faire appel à une actrice, mais cela n’aurait pas été authentique. J’ai fini par me dire que j’allais prêter mes propres traits à ce projet. Après tout, je suis également une lesbienne équatorienne, je sais ce que l’on ressent lorsque l’on a peur de faire son coming out. C’est comme ça que la série Until You Change est devenue ce qu’elle est aujourd’hui : une recréation qui repose sur des témoignages, dans laquelle je me mets en scène en tant que personnage principal.
De quelle façon Ana a-t-elle été impliquée dans la création de tes images ?
À partir du moment où j’ai eu son accord, j’ai pris le temps qu’il nous fallait. Dès que j’avais une idée pour une image, je planifiais tout de manière obsessionnelle et je faisais des croquis. Until You Change a suivi un processus très similaire à celui d’un film. J’ai fait des repérages, il y avait des acteurs et des actrices qui m’entouraient, nous avons fait des répétitions, je me suis entraînée comme une comédienne dramatique pendant deux ou trois mois… Nous avons même travaillé avec deux directeurs de studio pour restituer une tristesse et une violence intenses, ce que je n’aurais pas pu faire toute seule devant une caméra. Je voulais que les émotions aient l’air authentiques. Il fallait que je me plonge dans l’histoire d’Ana, que je devienne Ana.
Comment votre relation a-t-elle évolué au fil du temps ?
Il se trouve que je suis également enseignante et il y a quelque chose dont je parle beaucoup avec mes élèves : savoir faire preuve d’empathie. Je n’aurais pas été sincère avec Ana si je m’étais contentée de mener quelques entretiens pour lui demander de me raconter le moment le plus traumatisant de sa vie. Je voulais bâtir une relation honnête et c’est pourquoi cela a pris six mois. Au cours de mes entrevues avec elle, je n’ai jamais été du genre à lui demander : « Raconte-moi la pire partie » ou « Raconte-moi ceci ou cela ». Petit à petit, nous avons appris à nous connaître et avons fini par nous lier d’amitié. Il nous a fallu plusieurs mois pour évoquer les épisodes les plus lourds. Je voulais qu’elle puisse me faire confiance, qu’elle sache que je n’allais pas abuser de son histoire. C’était difficile, à certains moments, parce que j’avais affaire à quelqu’un qui avait subi beaucoup de traumatismes et qui n’allait pas nécessairement bien. C’était un véritable défi.
En quelle mesure cette série est-elle un autoportrait ?
C’est une bonne question, car cette série a été présentée en tant que tel et j’oublie parfois que c’est le cas. Lorsque l’on parle d’autoportrait, il s’agit avant tout d’une représentation de nous-même. Les gens qui s’intéressent à cette thématique l’abordent de différentes manières afin d’explorer leur propre identité. Dans mon cas, ce qui est assez bizarre, c’est que je ne le fais pas. Je dépeins la réalité de quelqu’un d’autre, mais c’est toujours moi que l’on voit sur les images. On peut donc parler d’un autoportrait expérimental car, en fin de compte, j’ai bel et bien le sentiment de me représenter en tant que femme lesbienne, originaire d’un pays où ce genre de choses se produit encore aujourd’hui.
Quelle est la plus grande difficulté que tu as rencontrée avec ce projet ?
Je ne m’en souviens pas précisément, mais ma meilleure amie, qui a travaillé avec moi sur cette série, m’a dit que Until You Change m’avait affectée psychologiquement, et c’est vrai. Je l’ai refoulé, mais c’était le pari le plus difficile à tenir. Beaucoup d’images représentent la violence, elle faisait partie de mon entraînement d’actrice, et je l’ai ressentie. En devenant Ana, j’ai également emporté avec moi un peu de ses traumatismes passés. Après avoir terminé le projet, pendant quelques mois, je n’allais pas très bien et j’ai compris à quel point il m’avait épuisée mentalement.
© Paola Paredes