Dans Paradise, série apocalyptique imaginée par Gian Marco Sanna, né en 1993 à Rome, le monde n’apparaît qu’en trois nuances : noire, rouge et blanche. Au cœur cet univers surréaliste où se croisent d’étranges plantes, des animaux sauvages et quelques âmes errantes, le photographe interroge nos tendances autodestructrices et nous avertit : sans changement, notre planète court à sa perte. Entretien.
Fisheye : Quelle place occupe la photographie dans ta vie ?
Gian Marco Sanna : J’ai commencé à prendre des photos à l’âge de 17 ans, lorsque mon père m’a offert un vieil argentique Pentax. J’ai ensuite intégré une école photo à Rome, qui m’a permis d’entrer dans la « sphère artistique » de la ville. Le 8e art a toujours été une source de distraction majeure dans la vie trépidante que je mène. Chaque jour, je m’arrange pour passer au moins une demi-heure à shooter. J’ai parfois du mal à me sentir en phase avec le reste du monde, et la photographie est un moyen de m’évader. Au fil du temps, il m’est devenu nécessaire de m’exprimer, de raconter des histoires qui me tiennent à cœur à travers elle. Mon premier ouvrage, Malagrotta, parle par exemple de la situation écologique déplorable de ma ville d’origine.
Quel est ton mode opératoire ?
J’aime beaucoup travailler de nuit, avec le flash. Lorsque j’ai commencé à réaliser des séries, j’étais fasciné par la possibilité d’éclairer un sujet, de lui apporter d’autres niveaux d’intensité, selon la direction de la lumière. Cela me donnait l’impression de tenir les rênes. Si bien que j’ai eu de plus en plus de mal à capturer mes sujets de jour. Pour Paradise, cependant, c’est une autre histoire : il me fallait me détacher du réel, et le filtre rouge m’a permis de révéler ce qui demeurait invisible à l’œil nu.
Quelle est l’histoire de cette série ?
Le projet part d’une citation de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges : « La Terre est un paradis, l’enfer, c’est de ne pas s’en rendre compte ». En la lisant, je me suis interrogé : et si la planète était véritablement un paradis, que nous le détruisions ? J’ai toujours été convaincu que l’humanité ne vit pas de la bonne manière. Nous sommes obsédés par l’argent que nous voudrions posséder, mais que nous n’obtiendrons jamais. Il s’agit du même égoïsme, de la même stupidité que nous affichons face à la vie d’un insecte. Nous savons tous que nous n’allons pas dans la bonne direction, et pourtant, nous continuons d’avancer.
La société de consommation contrôle l’Homme, même si ce dernier se sent libre. L’excès est une descente aux enfers, nous passons du « trop peu » au « trop ». Nous sommes des loups, incapables de ressentir la moindre pitié pour nos proies, et nous consommons à outrance en sachant que nous serons morts avant de devoir faire face aux conséquences de nos actes.
Comment as-tu pensé la réalisation de Paradise ?
J’ai débuté cette série en 2019. Mon objectif ? Décrire l’état critique de la planète. J’ai donc monté un filtre rouge sur un phare de voiture pour donner à voir l’idée de saturation, d’épuisement de la Terre. Ce dispositif m’a permis de sortir des sentiers battus et de créer des scènes surréalistes. J’ai réalisé qu’il s’agissait peut-être de la seule manière de faire éprouver au regardeur une certaine sensation de « mauvais augure ».
Que symbolisent le rouge et le noir, dans ton œuvre ?
En plus de la qualité esthétique de ce choix de couleur, le rouge renvoie à l’idée du « mal ». Depuis notre enfance, nous enregistrons que le vert représente le vrai, et le rouge, le faux. Je pense que cette couleur fonctionne très bien avec mon sujet, elle donne une dimension urgentiste aux images.
Le recours au noir et blanc, quant à lui, s’est imposé parce que la couleur me ramenait trop au réel, et me faisait sortir trop brusquement du monde que j’avais créé dans mon esprit.
Tu as mentionné l’enfer. Ton travail a-t-il une dimension religieuse ?
Si certains philosophes ont affirmé que la religion est un frein à l’avancée de l’humanité, je suis persuadé que nous avons besoin d’une figure de guide, de père à suivre. Un pouvoir sacré qui nous dit quoi faire, et nous empêche de dériver. J’utilise souvent des figures religieuses dans mes projets, mais dans Paradise, j’ai essayé de le faire de manière plus subtile. On y trouve, par exemple, l’image d’une croix éclairée par-derrière (voir ci-dessus). Dans ce contexte, elle m’évoque la force d’un symbole. Un symbole qui, même dans le plus profond désespoir, permet de ne pas être seul·e. Je pense que c’est cela que la religion représente pour moi : quelque chose qui me pousse vers l’avant.
Il y a aussi un profond engagement écologique dans Paradise…
Oui. J’essaie de souligner notre négligence de l’environnement – qui mène à sa destruction. J’ai par exemple cherché à réaliser des images qui font référence, de manière conceptuelle, à l’exploitation animale, à la pollution. Je les ai ensuite couplées à des portraits, pour mettre en valeur la connexion entre homme et nature, et prouver au regardeur que ce lien, cet équilibre est important. Si le monde devient malade, il rendra malades ses habitants.
Une image t’a-t-elle marquée en particulier ?
Le symbolisme est primordial pour moi. Souvent, je ne cherche pas à représenter quelque chose de particulier. Plutôt, les détails arrivent à moi, et l’émotion naît. Les symboles permettent de faire émerger cette émotion, de connecter le regardeur à un moment de sa propre vie. Le portrait de la femme, en rouge en est un bel exemple (ci-dessous). J’aime son expression, elle est fascinante et peut parler à bon nombre d’entre nous. Pourtant, la présence du filtre lui confère une aura de malaise et une sensation de catastrophe imminente.
D’où te vient ton inspiration ?
Ayant grandi à Rome, je suis particulièrement inspiré par les peintures classiques que l’on trouve dans les églises. En se promenant dans les rues de la ville, et en entrant dans un de ses lieux de culte, on peut facilement tomber sur un tableau du Caravage ! J’essaie souvent de comprendre comment les grands artistes de cette époque ont pu – avec si peu d’outils – produire des choses qui inspirent autant un photographe aujourd’hui.
Une œuvre qui me paraît fondamentale est le Jugement dernier de Luca Signorelli, dans la Cathédrale d’Orvieto : créer une toile de cette dimension, avec autant de personnages n’a pas dû être chose aisée…
Quelles autres thématiques abordes-tu, dans Paradise ?
La surpopulation, la solitude de l’être, le désir de paraître à tout prix, et de chasser des stéréotypes qui ne nous conviennent pas, et bien sûr, l’exploitation de l’animal par la main de l’homme et la destruction imminente de notre planète.
Un dernier mot ?
Je souhaite faire prendre conscience au regardeur des conséquences de ses actions, face au monde qu’il habite.
© Gian Marco Sanna