« We cry in silence » : Smita Sharma dénonce le trafic sexuel de filles (1/2)

06 mars 2023   •  
Écrit par Ana Corderot
« We cry in silence » : Smita Sharma dénonce le trafic sexuel de filles (1/2)

Photojournaliste, conférencière TED, ayant collaboré avec National Geographic, TimeSmita Sharma se considère avant tout comme une photographe fondamentalement intéressée par les histoires qui nous rendent humain·es. Après avoir travaillé sur les questions de violences sexuelles et domestiques faites aux femmes, sur les désastres environnementaux et l’urgence climatique, elle présente une série au long cours intitulée We cry in silence, mise en forme dans un ouvrage poignant, publié chez FotoEvidence. Pendant près de sept ans, Smita Sharma est allée à la rencontre des survivantes de trafics sexuels dans les régions d’Asie du Sud Est, s’entretenant avec les familles ou même les trafiquant·es. Décortiquant les rouages d’un tel crime contre l’humanité, la photographe redonne vie à des corps et âmes brisées. Une série nécessaire, actuellement exposée au Bronx Documentary Center. Entretien.

Fisheye : Comment es-tu arrivée à la photographie humaniste ?

Smita Sharma : C’est une longue histoire, on ne m’a jamais dit que je deviendrais photographe et que je travaillerais sur les droits de l’homme et les questions sociales. Dans mon pays et dans mon cercle familial, la plupart des gens étaient ingénieurs. J’ai grandi dans une petite ville appelée Shillong, dans le nord-est du pays, une région très différente de l’Inde, géographiquement assez éloignée. C’est une très belle région peuplée de pins, très pittoresque. J’ai grandi dans un environnement catholique au sein d’un couvent géré par de vieilles nonnes irlandaises. Ma scolarité et mon enfance ont donc été très différentes de celles du reste de l’Inde. Alors que je grandissais, j’apercevais déjà toute les tensions et la violence autour de moi. Nos histoires, nos problèmes auxquels les personnes de ma région étaient confronté·es n’ont jamais été entendus, n’ont jamais atteint la population du reste du monde. Nous nous sentions isolé·es. Tout le monde nous conseillait de finir nos études et de partir vivre ailleurs, dans une grande ville.

À cause de toute la violence dont j’ai été témoin, j’étais toujours noyé dans des histoires dont je ne connaissais pas grand-chose. De manière inconsciente, j’ai été portée par ces histoires, par les sujets dont on ne parle pas vraiment. Je suis d’une nature créative et donc je communique de manière très visuelle. J’ai toujours été attirée par les médiums visuels, mais je n’étais pas sûre de la façon dont je voulais orienter ma carrière, alors je suis devenue journaliste avant de devenir photographe, parce que je n’avais pas de mentor. Mon père me disait toujours : « Tu ne viens pas d’une famille riche. La photographie n’est pas faite pour les familles de la classe moyenne comme nous ». J’ai travaillé comme journaliste pendant six ans, mais je n’étais pas heureuse, pas à ma place. Avant qu’il ne soit trop tard, j’ai candidaté à New York pour une formation en Digital Photography à la New York Film Academy, et j’ai été prise. C’est très cliché, mais oui, je suis parti avec mes deux valises pour aller étudier la photographie, et c’est comme ça que mon voyage a commencé.

© Smita Charma

Qu’est-ce que t’apporte ce médium ?

C’est difficile de le résumé en un mot. Parce que chaque photographie a une histoire. Par exemple, si c’est une jeune fille qui victime de viol, c’est quelque chose de sa vie qu’elle a partagé avec moi, ce sera très différent de documenter la crise climatique, c’est un autre type d’urgence. Chaque personne est différente, chaque personne a une unicité.

Qu’est-ce qui t’a amenée à suivre l’histoire de ces jeunes femmes victimes de trafic sexuel ?

Nous savons tous·tes ce qu’est la traite d’êtres humains, mais nous ne connaissons pas toute la profondeur, la réalité, la difficulté et la complexité de ce crime. C’est une histoire qui m’a choisie, et non l’inverse. J’ai rencontré une jeune fille, je l’ai appelée Meena, elle venait d’être sauvée et ramenée chez elle. Elle avait été victime d’un trafic à Delhi puis à Agra, officié par quelqu’un dont elle est tombée amoureuse. Je pensais qu’elle connaissait cette personne depuis longtemps et qu’elle lui faisait entièrement confiance. Mais en discutant avec elle, j’ai compris qu’il s’agissait d’un type qu’elle venait juste de rencontrer et qui lui avait dit qu’elle était très belle et qu’il voulait la revoir. Lors de leur premier rendez-vous, il lui a demandé de l’épouser, il lui a dit toutes sortes de choses sur sa famille, sur sa sœur qui tenait une grande boutique de sari à Delhi et qu’ils auraient une belle vie ensemble. Il lui a offert quelques snacks et l’a présentée à un couple, qu’il disait être ses parents. Ils étaient très gentils avec elle, lui disant qu’ils souhaitaient qu’elle fasse partie de la famille. Et puis, il lui a proposé de partir à Delhi. Elle a accepté naïvement. Une semaine plus tard, elle a réalisé qu’elle était victime de trafic.

Évidemment, je lui ai demandé comment elle avait pu suivre cet homme qu’elle venait à peine de rencontrer, comment elle avait pu lui faire confiance, comment elle ne pouvait pas simplement regarder sa carte d’identité pour vérifier s’il disait la vérité. Et elle a répondu : « Je ne pouvais pas savoir. Il était si adorable, si gentil, il m’a montré tellement d’amour et d’affection. C’est un sentiment que je n’avais jamais eu auparavant, je n’avais jamais ressenti cela ». Ce fut très choquant de réaliser à quel point un étranger avait eu autant de pouvoir sur quelqu’un·e en si peu de temps. C’est ce qui m’a poussée à enquêter, c’est là que j’ai pris conscience de la vulnérabilité, et que j’ai commencé à me demander pourquoi les filles l’étaient à ce point.

© Smita Charma

Tu penses que la société est conçue de sorte à renforcer ce genre de crime  ?

Oui, je pense que cela a beaucoup à voir avec le patriarcat et le système social. Les garçons bénéficient d’un traitement préférentiel par rapport aux filles. En Inde, les filles sont autorisées à aller à l’école et à recevoir une éducation, mais seulement après avoir accompli les tâches ménagères. Pour être très honnête, je pense que c’est aussi lié aux médias, aux réseaux sociaux et aux téléphones portables. Les filles ont accès à certaines choses de femmes occidentales : au maquillage, aux corps, aux vies de rêves et croient qu’elles peuvent elles aussi avoir cette vie. Elles pensent qu’un jour, elles n’auront plus à se battre. Tout ce matérialisme qui nous est transmis par la publicité et les médias a un impact, c’est certain.

Je me suis dès lors beaucoup demandé ce qui se passait dans leur esprit, comment elles pouvaient faire confiance si facilement. J’ai également enquêté sur les trafiquant·es, j’en ai interviewé quelques-un·es, ils n’ont tous·tes ni culpabilité ni remords, y compris les femmes.

Comment es-tu entrée en contact avec toutes les filles et les personnes impliquées dans le trafic ?

J’ai dû être très patiente. Il m’a fallu plus de trois ans pour entrer en contact, et avoir la confiance des forces de l’ordre. Après avoir établi cette relation, je pouvais aller les voir au commissariat.

Pour les filles, j’ai eu recours à de multiples sources et méthodes, et ce notamment grâce à certaines organisations de lutte contre le trafic d’êtres humains. Là encore, il a fallu du temps pour établir une relation avec elles, leur montrer mon travail et mes bonnes intentions. J’ai essuyé beaucoup de refus, beaucoup de gens ne voulaient pas travailler avec moi, dès que vous leur montriez votre caméra, iels étaient réticent·es. Je pense que les médias indiens et la façon dont ils travaillent sont parfois contraires à l’éthique et ont beaucoup d’impact sur la façon dont nous, photographes, voulons travailler. La confiance devient un gros problème, il est très difficile de la gagner. J’ai reçu l’aide de la population locale, de la police, des enseignants d’écoles, des familles elles-mêmes, certaines filles me disaient où trouver les autres…

Cette question de confiance est vraiment au cœur de ton travail. C’est celle qui a été brisée pour ces filles, celle que tu as essayé de reconstruire avec elles…

La première fois que je rencontrais les survivantes, je ne sortais pas mon appareil photo, je me contentais d’aller leur parler. Parfois je parlais de ma propre histoire. Je ne leur posais jamais d’entrée de jeu des questions difficiles, je les ai laissées se sentir à l’aise avec moi, à force d’aller-retour. Petit à petit, je leur ai parlé de mon projet, et montré des photos sur mon téléphone, leur disant « Regardez, c’est le portrait d’une des filles, mais on ne voit pas son visage », « Rassurez-vous, vous êtes protégées, je suis moi aussi une femme et je comprends votre problème ». C’est le fruit d’une grande communication, c’était un consentement éclairé, je les ai complètement informés de l’utilisation de leur histoire et ai pris leur portrait seulement avec leur permission.

© Smita Charma

Quel âge avaient-elles et combien de temps ont-elles été captives ?

Cela dépendait, de dix à seize ans, ou de dix-sept à dix-neuf ans. Beaucoup de très jeunes filles. Pareil pour leur temps de captivité. C’était au cas par cas. J’ai rencontré une fille qui a été captive pendant 3 ans, vendue à un endroit et ensuite vendue dans un autre endroit. Certaines filles ont été captives pendant un mois, puis sauvées.

Le titre We cry in silence évoque un « Nous ». Tu t’identifies toi aussi ?

C’est une excellente question, personne ne me l’a posée auparavant. Oui, pourquoi pas, je pense que nous avons toutes notre propre histoire, nous avons toutes des phases, certaines de violence sexuelle. Nous avons toutes été jugées, nous avons traversé des situations difficiles et nous les avons surmontées. Je n’essaie pas de comparer mon histoire avec celle des filles ou de qui que ce soit d’autre. Leurs histoires sont beaucoup plus déchirantes, elles ont vécu les pires cauchemars que l’on puisse imaginer. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai choisi ce titre, puisque le simple fait de naître fille est difficile en soi. Même si vous venez de Paris, des États-Unis, d’Inde, d’Asie, vous devez toujours vous battre pour prouver votre identité, et ce dont vous êtes capables. Je pense que c’est un titre collectif pour toutes les femmes. Nous traversons tellement de choses et vous ne voyez pas nos larmes, parce que nous pleurons en silence.

We cry in silence, Éditions FotoEvidence, 45$

© Smita Charma

© Smita Sharma

 

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