Faire prendre conscience en renouvelant les formes

17 mai 2018   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Faire prendre conscience en renouvelant les formes

Ils nous proposent de regarder ce qu’on ne voit pas, ce qu’on ne veut pas voir, ce qu’on ne peut plus voir. Comment capter l’attention du public ? Quelle position entre témoignage et activisme ? Comment associer geste artistique et citoyen ? Réponses à travers les stratégies développées par sept photographes contemporains. Cet article, rédigé par Carole Coen, est à retrouver dans notre dernier numéro.

Montrer, révéler, témoigner. Mais aussi dénoncer, revendiquer, contester, défendre. Autant d’intentions qui sous-tendent la photographie dite sociale, dont le champ se superpose avec celle dite documentaire. Mais qu’importent les appellations, ces photographes – Jean-François Joly, Yohanne Lamoulère, Marco Tiberio et Maria Ghetti, Samuel Bollendorff, Raphaël Dallaporta, Christian Lutz – sont mus par le même impératif : porter à notre connaissance et à notre conscience les conditions de vie des fragilisés, des oubliés, des marginalisés… Et, quelle que soit la démarche, chercher le moyen de provoquer une prise de conscience.

Montrer les stigmates de la rue

« La photographie sociale, pour moi, est politique au sens premier du terme, déclare Jean-François Joly, auteur de la série

Naufragés. Quelle place donne-t-on à l’autre dans la société, ou veut-on bien lui laisser ? » Pour explorer cette question, il a choisi de montrer les exclus, tous les abîmés de la vie, mentalement et physiquement. Un travail qui a commencé en 1993, à Nanterre. « Dans un ancien dépôt de mendicité transformé en unité de soins, on amenait des sans-abri ramassés de force dans les rues de Paris. Après y avoir réalisé un reportage sur le retour de la tuberculose, j’y suis retourné durant un mois. C’est à ce moment que je suis passé de photojournaliste à auteur. »

Ainsi est née cette galerie de portraits en noir et blanc qui a mis au jour une population invisible aux regards du public. « À Nanterre, je tenais à montrer ces personnes debout, face à l’objectif, la peau nue, pour montrer les stigmates de la rue », raconte Jean-François Joly. Mais surtout, il les photographie au Polaroid. « C’était important pour moi de pouvoir faire un échange avec elles. Le Polaroid 665 produit un négatif, donc je pouvais leur donner l’instantané et réaliser un tirage par la suite. » Certains voulaient témoigner des dégâts causés par la rue – maladies, coups, blessures –, d’autres souhaitaient juste avoir une photo d’eux. Jean-François poursuit ce travail à l’étranger afin de montrer comment d’autres institutions et d’autres États prennent en charge ceux dont personne ne veut : SDF à Moscou, toxicos à Zurich, chiffonniers au Caire, métis à Johannesburg… « J’étais choqué par ce que je voyais, et en même temps, j’avais l’impression de restaurer ces personnes – d’abord en les faisant exister sur pellicule, en imprimant d’eux une trace, ensuite en leur donnant leur photo d’elles. Certaines n’en avaient jamais eu. […] Le portrait, c’est une manière d’être présent, vivant et c’est aussi un partage avec l’autre. »

© Jean-François Joly© Jean-François Joly
© Jean-François Joly© Jean-François Joly

© Jean-François Joly

Documenter l’altérité

L’autre. N’est-il pas au cœur de ce qu’on appelle la photographie sociale? « J’aurais du mal à définir ma pratique, confie Yohanne Lamoulère. Mais ce qui me nourrit, c’est le rapport à l’altérité, aux gens. » La photographe habite Marseille, dans les quartiers nord de la ville. Depuis un peu moins de dix ans, elle photographie surtout l’endroit où elle vit, où elle fait ses courses, où elle amène sa fille à l’école. Le résultat se décline en plusieurs séries au cours desquelles elle tente de définir un quartier populaire, dans ce qu’il a d’universel et de singulier. « Après avoir longtemps résisté, Marseille cède à la spéculation immobilière. Les derniers espaces de liberté que la ville peut offrir sont au nord, or cette zone subit d’importantes transformations. Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment on s’en sort lorsqu’on vit ça. À quoi on s’accroche, quelles postures surgissent face à cette forme de violence. »

Ses projets personnels, Yohanne Lamoulère les travaille au Rolleiflex. « Face à ce type d’appareil, l’autre est dans un autre mode de confrontation. Ce sont des moments râpeux que j’adore, c’est comme un duel que je construis avec la personne. » Le fait de vivre sur les lieux qu’elle documente a plusieurs incidences, dont celle de se voir cataloguée « photographe des quartiers nord », ce qu’elle réfute. Elle ne produit pas ce travail pour en « racheter » l’image en réaction au prisme médiatique. « Ce n’est pas mon propos, précise-t-elle. C’est autant moi-même que mes voisins que je place devant l’objectif. Cela m’oblige à plus de vigilance, plus de rigueur. » Et c’est à ses propres interrogations sur le monde qu’elle tente de répondre avec sa dernière série, Gyptis et Protis. « Je suis persuadée que la capacité qu’ont ces gamins à s’aimer ou non reste la question fondamentale : la société sera-t-elle vivable ? » Pour la première fois, elle a eu recours à des mises en scène. « Plus jeune, j’ai été très influencée par le film Un, deux, trois, soleil, de Bertrand Blier [sorti en 1993, ndlr]. D’une manière générale, je trouve que ce sont les films qui parlent le mieux de la banlieue. Peut-être parce qu’ils passent par la fiction ? »

© Yohanne Lamoulère© Yohanne Lamoulère

 

© Yohanne Lamoulère© Yohanne Lamoulère

© Yohanne Lamoulère

© Christian Lutz

© Christian Lutz

© Samuel Bollendorff© Samuel Bollendorff

© Samuel Bollendorff

© Sophie Brändström
LA SORTIE DU LYCEE ROBERT DOISNEAU A CORBEIL ESSONNES.
© Sophie Brändström
SEANCES DE MAQUILLAGE AVANT UNE SORTIE AVEC DES COPINES
© Sophie Brändström
MARTINE AU SOLEIL CHEZ ELLE
© Sophie Brändström
LES TARTERETS.
TOUTES LES IMAGES SONT ISSUES DE LA RESIDENCES PHOTOGRAPHIQUES A CORBEIL ESSONNES POUR LE FESTIVAL DE L’OEIL URBAIN.

© Sophie Brändström

L’intégralité de cet article est à retrouver dans Fisheye #30, en kiosque et disponible ici.

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