Depuis 2017, la photographe Martina Cirese s’intéresse aux reborns, des poupées hyperréalistes, et à leurs acheteurs. À travers la série Do Women Dream of Synthetic Kids ?, elle interroge les notions de famille et d’humanité. Un récit complexe et passionnant. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro.
Pour Martina Cirese, le 8e art est comme « une fenêtre sur les contradictions de la modernité ». Installée à Paris depuis deux ans, l’artiste a d’abord suivi une formation en histoire et en photographie dans sa ville natale, à Rome. « Durant mes études, j’ai réalisé mes premiers projets personnels, dans lesquels je cherchais encore ma propre vision », confie-t-elle. Deux passions qu’elle parvient aujourd’hui à réunir dans son travail en s’efforçant de représenter en images la complexité de la société contemporaine. Cette mission, elle peut la mener pour la première fois en découvrant les reborns, des poupées répliques de nouveau-nés, hyperréalistes. « Le sujet m’a effrayée, et cela m’a tout de suite impressionnée. La peur est très présente dans mes travaux, elle m’aide à essayer de comprendre le pourquoi du comment, et à confronter mes angoisses », explique Martina Cirese.
En débutant ses recherches, des interrogations ont rapidement obsédé l’artiste : qu’est-ce que l’humain ? Et qu’est-ce que l’artificiel ? Quelles fonctions remplissent ces poupées ? Autant de réflexions philosophiques qui l’ont poussée à enquêter sur ces étranges objets. « Leur corps est réalisé à partir d’une sculpture en céramique, puis un moule permet de couler le silicone. Leurs cheveux sont véritables, ou en mohair, leurs yeux en verre, et chaque poupée pèse le poids d’un nouveau-né. Leurs traits sont souvent inspirés de photographies de bébés trouvées sur les sites des hôpitaux. Une odeur se dégage de leur corps, et même leur tête doit être soutenue », explique la photographe. Valant entre 300 et 10 000 euros l’unité, ces poupées sont entièrement réalisées à la main par des artistes, de véritables œuvres d’art d’une minutie extrême. Inventés dans les années 1990 aux États-Unis, ces reborns ont été commercialisés pour la première fois sur Internet dans les années 2000. Aujourd’hui, estime Martina Cirese, la communauté de reborners compte près de 20000 personnes, éparpillées aux quatre coins du monde.
Le désir devenu marchandise
Dès 2017, la jeune femme a parcouru l’Allemagne et l’Italie, pour rencontrer les reborn artists – des femmes, pour la plupart – qui fabriquent ces poupées aux traits si réalistes. Des peintres singulières, à la popularité croissante, qui présentent leurs créations sur leurs sites web et sur les réseaux sociaux. « Pour réaliser mon premier projet autour des poupées reborns, j’ai demandé aux artistes la possibilité de désassembler les corps et de créer une sorte d’installation pour exprimer un concept particulier : le désir devenu marchandise. » Dans sa première série, Martina Cirese a donc démonté chacun des poupons, puis replacé leurs membres dans des sacs en plastique avant de les photographier. Une métaphore du sac amniotique maternel dans lequel baigne le bébé avant sa naissance, tout en jouant avec la notion d’éternité, la matière plastique mettant des siècles à se détruire. Une mise en scène poignante présentant ces créations comme des objets contradictoires, à la fois humains – symboles de l’amour familial et de la maternité – et artificiels.
La photographe s’est également intéressée aux acheteurs de reborns, une communauté, selon elle, qui compte aujourd’hui près de 20 000 personnes dans le monde. Un véritable marché de collectionneurs. « J’ai souhaité connaître les clients, les collectionneurs. Grâce aux artistes, j’ai pu contacter certaines d’entre elles. » Le projet prend alors deux voies complémentaires: l’une portant sur la création des poupées – des usines de production aux ateliers d’artistes –, et l’autre situant l’acheteur au cœur du récit. « J’appelle ce chapitre “Les madones synthétiques”, parce que leurs poses sont inspirées de l’iconographie religieuse », précise Martina Cirese, qui a sillonné l’Italie, l’Allemagne et la France pour aller à la rencontre de ses nouveaux modèles.
Au cours de son périple, elle découvre des parcours de vie aussi divers que passionnants. « Un couple de femmes au passé difficile a commencé à collectionner ces poupées. Pour l’une d’elles, dans l’incapacité de travailler, les reborns sont des objets thérapeutiques. Une collectionneuse américaine n’achète que des poupées noires, un moyen d’avoir une création à son image. Certaines les voient comme un moyen de redécouvrir les joies de la maternité. D’autres achètent les reborns lorsqu’ils ne peuvent pas avoir d’enfants. Enfin, beaucoup voient ces poupées comme de merveilleuses œuvres d’art dignes d’être exposées avec fierté. Leur point commun ? Tous sont très conscients que ces “nouveau-nés” ne sont pas humains », raconte la photographe.
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #38, en kiosque et disponible ici.
© Martina Cirese