Jeanne d’Arc, de la scène à l’écran

20 mai 2021   •  
Écrit par Anaïs Viand
Jeanne d’Arc, de la scène à l’écran

Le temps d’un live, le théâtre s’invite sur Instagram pour conter l’histoire de Jeanne Dark alias @_jeanne_dark_ Dans cette création brillante, Marion Siéfert questionne les rapports qu’entretiennent les adolescents à leur image, au réseau social ainsi qu’à la religion. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro et l’expérience, à faire les 20 et 21 mai, en regardant le live sur le compte @_jeanne_dark_.

Vendredi 9 avril. Je vis, ou plutôt je subis mon troisième confinement. Comme tout le monde, je trépigne à l’idée d’une réouverture des espaces culturels et sportifs. Ce jour-là, je demeure confinée et j’assiste pourtant à une pièce de théâtre. La pandémie nous aura appris qu’on est désormais capable de faire des choses inimaginables. La pièce s’est jouée au théâtre de Gennevilliers T2G, mais je n’étais pas dans les gradins aux côtés d’autres spectateurs. J’assistais à cette première de mon domicile, car _jeanne_dark_ a été conçue spécialement pour Instagram.

Derrière mon écran, une adolescente de 16 ans. Elle s’appelle Jeanne, et est issue d’une famille catholique. Elle vit dans une banlieue pavillonnaire d’Orléans. Et depuis quelques mois, sa virginité fait l’objet de railleries par ses camarades de classe. « Ils disent que je suis coincée. Je suis coincée. Et comme je suis coincée, il faut me décoincer, et pour me décoincer bah… faut me dépuceler. Ils m’appellent “cul tendu” », annonce celle qui vient de lancer un live à partir de son compte @_jeanne_dark_. On la devine dans sa chambre. Résolue à ne plus se taire, elle prend la parole et se donne à voir. S’ensuit un grand crescendo théâtral virtuel : la jeune femme se dévoile, puis se métamorphose au rythme de la musique, des filtres Instagram et autres perches à selfie. Les objets de ses tourments ? Le corps (« J’ai seize ans, et mon cul c’est de la gelée […] Ma chatte ? On dirait que c’est une bite »), les relations interpersonnelles (« Ça me saoule qu’il y ait que mon père qui m’aime »), et la religion.

© Matthieu Bareyre

© Matthieu Bareyre

Dire la honte

Un sujet que connaît trop bien Marion Siéfert, l’autrice et metteuse en scène de la création hybride. « J’ai grandi à Orléans et j’ai assisté à plus d’un défilé dédié à Jeanne d’Arc. J’ai reçu une éducation catholique. » Si l’artiste définit _jeanne_dark_ comme une fiction, elle ne cache pas la source de son inspiration : « J’ai réalisé que je devais puiser en moi. Revenir au temps de mes 16 ans. Au moment où je vivais ma virginité comme une honte. Je me débattais contre la religion tout en y croyant, et je sentais le poids s’exercer sur mes épaules. Impossible de formuler les choses et encore moins de me rebeller. C’était de cela qu’il fallait parler, de cette colère rentrée… J’ai alors replongé dans cette matière, dans ces sensations, ces émotions – encore présentes, presque intactes –, dans cette honte. Afin que je la dise, la honte. » Et sur la scène comme à l’écran, Helena de Laurens interprète un de ses fantasmes d’actrice : Jeanne d’Arc – une figure aux liens ambivalents à la violence, aux hommes, à Dieu et à la virginité. Elle signe là son deuxième solo show avec Marion Siéfert. « Et puis, elle aime se photographier elle-même. Je savais que ça allait être un terrain de jeu pour elle », complète la metteuse en scène.

Si l’actualité résonne avec le sujet de la pièce et le dispositif, c’est en septembre 2019 qu’a commencé cette expérimentation – à la suite de rencontres avec des lycéennes notamment. « Pour moi, Instagram est un espace d’exposition de mon travail et de documentation – je regarde de nombreuses vidéos de danse, et je suis plusieurs rappeurs. Au cours de mes entretiens, j’ai réalisé que les jeunes utilisaient la plateforme comme un média, un véritable espace d’information. Ils et elles sont branché·es, développent même des pensées avant-gardistes pour certain·es. Avec des sujets comme le mouvement Black Live Matters, ils et elles sont par exemple connecté·es aux États-Unis. » Marion Siéfert réalise aussi à quel point le réseau social développe des rapports ultra-capitalistes au monde. Pour être in, il faut disposer d’un compte Instagram. Et pour être suivi, il faut soigner son image, s’afficher avec les bonnes marques et montrer qu’on vit sa « meilleure vie ». « La fausse vie, celle qui va provoquer la jalousie chez les autres ! Et certaines jeunes filles ont conscience du besoin de porter et de travailler leur masque social. L’une d’elles m’a parlé de sa névrose liée aux filtres Instagram. Elle ne supporte pas son visage, s’il n’est pas transformé par un filtre (petit nez, grosse bouche, joues creuses). Il y a une règle : celle d’Instagram, et elle n’est pas décidée par les usagers. Une manière de fonctionner très autoritaire qui repose sur des codes de représentation sexistes, puritains et appartenant à la société patriarcale. »

Captures d'écran @_jeanne_dark_ / Instagram

Captures d’écran @_jeanne_dark_ / Instagram

Partir en live

Marion Siéfert a choisi de placer son texte sur un réseau social populaire parce qu’il n’est pas fait pour et parce qu’elle voulait le « mettre en danger ». « Si les commentaires sont parfois stressants, j’ai ressenti une joie immense en lisant les réactions des spectateurs. » L’artiste questionne avec brio l’image sur un médium qui lui est dédié, tout en relevant un autre défi : la rencontre de deux publics. Des spécialistes d’Instagram se tiennent face à des théâtreux, des adolescents échangent avec des parents. Le jeu déplace ses frontières. Alors que Jeanne poursuit son show face caméra, les messages fusent dans les commentaires de l’application – imaginez des soirées réunissant 650 instagrameurs ! « Quelles mères savent vraiment parler à leurs enfants ? », demande @desavisdisa. Plus tard, c’est @salomebegou qui interroge : « Comment est la mise en scène au sein du théâtre ? » « Quelqu’un pour me dire le titre de la mélodie svp ? Trop bien », ajoute @ren_noir35.

On croise alors des spectateurs qui font le choix d’entrer dans la fiction et deviennent, le temps d’une soirée, les camarades de classe de Jeanne. D’autres préfèrent rester à distance, essayant de jongler entre les différents niveaux de lecture. « Dans cet endroit que je ne maîtrise pas, il y a des gens drôles aussi. J’ai construit le cadre, ensuite c’est freestyle », déclare Marion Siéfert. Est-ce donc cela, l’avenir du théâtre ? Nous étions plusieurs à nous interroger ce soir-là. Une chose est certaine : dans ce nouvel espace de débat, Jeanne et certains followers partent en live. Un écho à la violence et au corps, deux éléments qu’on ne peut soustraire à la religion. « Instagram ne fait que prolonger le rapport obsessionnel que le catholicisme entretient à l’image : dans les peintures religieuses comme sur Instagram, il faut éveiller le désir sans jamais montrer un téton ni un sexe », commente la metteuse en scène dont le spectacle a été censuré plus d’une fois.

 

Les prochaines représentations sont prévues à Tours (CDN) les 20 et 21 mai, à Orléans (CDN) les 26 et 28 mai, à Toulouse (théâtre Sorano) les 28, 29 et 30 septembre, ou encore à Aubervilliers (théâtre La Commune) les 13, 14, 15, 16 et 17 octobre. Pour suivre le spectacle, il suffit d’aller suivre le compte @_jeanne_dark_ et de regarder le live les soirs de représentations. 

Captures d'écran @_jeanne_dark_ / Instagram

Captures d’écran @_jeanne_dark_ / Instagram

© Matthieu Bareyre

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Captures d'écran @_jeanne_dark_ / Instagram

Captures d’écran @_jeanne_dark_ / Instagram

© Matthieu Bareyre

© Matthieu Bareyre

Captures d'écran @_jeanne_dark_ / Instagram

Captures d’écran @_jeanne_dark_ / Instagram

Image d’ouverture : © Matthieu Bareyre

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