Des photographies pour changer le monde et pour récolter des dons… Depuis leur apparition, les ONG sont à l’origine de nombreuses campagnes dans lesquelles la photographie a une place déterminante. Une coopération hybride qui a subi de multiples transformations. Cet article, rédigé par Camille Tallent, est à retrouver dans notre dernier numéro.
Les photographes et les organisations non gouvernementales se retrouvent souvent pour produire des images fortes dénonçant des situations tragiques. Une communauté d’intérêts qui les conduit à travailler ensemble. Pour le photographe, c’est l’occasion de produire un travail connecté à l’actualité qu’il peut espérer publier pour rémunérer son travail, et éventuellement de se faire remarquer (notamment en participant à des prix). Pour les ONG, ce matériel est un atout précieux pour sensibiliser le public et récolter des dons qui serviront leurs causes.
Sebastião Salgado est certainement l’un des photographes qui a le plus collaboré avec les associations, on pense, entre autres, à ses images ramenées du Sahel pour Médecins sans Frontières (MSF) – en 1984-1985, cette région d’Afrique a été le théâtre d’une famine effroyable causée par une sécheresse et des guerres régionales. Ses photos de corps décharnés ou d’enfants au ventre gonflé, exprimant détresse et injustice dans une dramaturgie en noir et blanc qui est devenue la signature de l’artiste franco-brésilien, ont marqué une époque et assis sa renommée. Comme lui, de nombreux photographes ont fait leurs premières armes dans le grand reportage en travaillant avec des ONG. Toujours avec MSF, dans les années 1990, Didier Lefèvre est allé une quinzaine de fois en Afghanistan pour raconter la situation du pays ravagé par la guerre. Son histoire est d’ailleurs racontée dans le fameux album Le Photographe, mis en dessin par Emmanuel Guibert.
Sensibiliser le public
Les photographies que les ONG utilisent pour communiquer sont des « mégaphones » : elles portent au monde la voix du conflit et de ses victimes. Comme le texte ne suffit pas toujours pour provoquer une prise de conscience d’une tragédie, les associations humanitaires multiplient les collaborations avec les photographes, dont les images révèlent et dénoncent, en appuyant parfois sur une forme de culpabilisation. En 1998, Action Contre la Faim nous interpellait en inscrivant sur la photo de deux enfants au corps atrophiés par la famine : « On ne pourra pas dire qu’on ne savait pas. » Les codes de la communication humanitaire ont été assimilés au fil des années. « Certes, les campagnes sont moins violentes, mais elles restent toujours dans la victimisation », souligne le photographe Bruno Fert. Il nous confie que ses confrères pressentent souvent les clichés qui seront sélectionnés. Les critères sont stéréotypés et identifiables : un sourire, des réfugiés chargés, un mur décrépit… les ingrédients de l’iconographie de l’humanitaire. Mais tout ne va pas forcément de soi. « Les relations entre le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et les photographes ont souvent été difficiles », reconnaît le photojournaliste James Nachtwey, qui a notamment travaillé sur le génocide du Rwanda en 1994. Mais nombre de photographes considèrent les ONG comme des soutiens majeurs, sur les plans financiers et logistiques.
© Bruno Fert, pour Médecins Sans Frontières
Le cerveau et les tripes
Si vous êtes nés avant les années 2000, vous avez sûrement été confrontés à ces photos chocs de corps d’enfants maigres et meurtris. Certaines ont marqué les esprits, mais cette iconographie humanitaire semble être passée de mode au pro t d’une photographie plus subtile. Comme le démontre Médecins du Monde qui, pour marquer le 30e anniversaire de son combat contre l’exclusion en 2017, a sollicité six photographes et un vidéaste de renom dans une campagne contre la précarité intitulée Mise au poing. Abriter. La série proposée par Claudine Doury s’attaque subtilement à la problématique du logement en suivant le parcours de Sara, Roumaine de 11 ans, dans un bidonville du Val-d’Oise. En s’adressant à des photographes comme Denis Rouvre, Valérie Jouve, Claudine Doury ou encore Alberto García-Alix, Médecins du Monde donne du crédit à une image sensible du réel. Loin des campagnes chocs, l’ONG donne dans le cadre plus intime d’une exposition et d’un livre, une vision subjective du monde qui dénonce en s’adressant plus à notre cerveau qu’à nos tripes.
Cette complicité entre photographes et ONG ne date pas d’hier. On peut remonter le fil de l’histoire de certaines organisations, notamment le CICR qui envoyait dès la fin du XIXe siècle des photographes sur le terrain. Moins destinées à faire campagne qu’à documenter et archiver ses actions, ces missions attestent d’une première forme d’échange entre photographes et organisations humanitaires. C’est dans le prolongement de l’après-guerre que l’on voit apparaître certaines associations humanitaires désormais emblématiques, comme Care International (1945), CCFD-Terre solidaire (1961), Médecins sans Frontières (1971), Handicap International (1982), ou encore Reporters sans Frontières (1985)… Alain Fredaigue, chef de projet de l’équipe événementiel de Médecins sans Frontières, explique que le développement de l’association a modifié la manière de communiquer, en interne comme en externe. En employant plus de 3800 personnes par an, MSF reste une des ONG les plus importantes de France et fonctionne comme une grande entreprise. Une dimension qui se matérialise par une photothèque monstre de 127 000 photos et de 11 800 vidéos, alimentée quotidiennement partout dans le monde.
Les ONG permettent aux photographes en mission de bénéficier d’un certain confort logistique : billets d’avion, acheminement, hébergement, traduction… particulièrement précieux pour la réalisation des images à venir, et souvent hors de portée pour la bourse des auteurs. C’est en particulier grâce aux interprètes de Médecins sans Frontières que Bruno Fert a pu continuer sa série Refuges, une enquête photographique sur les habitats des migrants qui traversent l’Europe. Il arrive aussi qu’un photographe embedded réalise simultanément un travail destiné à l’ONG qui l’accompagne, et une autre série plus personnelle.
© Valérie Jouve, pour Médecins du Monde
© Claudine Doury, pour Médecins du Monde
© Alberto García-Alix, pour Médecins du Monde
© Duc Nguyen, pour Amnesty International
© Denis Rouvre, pour Médecins du Monde
Cet article est à retrouver dans Fisheye #30, en kiosque et disponible ici.