Diego Moreno, une empathie pour les monstres

10 août 2022   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Diego Moreno, une empathie pour les monstres

Sujets insolites ou tendances, faites un break avec notre curiosité. En retravaillant des images d’archives, Diego Moreno fait apparaître des monstres, reflets des violences silencieuses de notre monde.

Né à Chiapas, au sud du Mexique, « dans un lieu de convergences et de contrastes entre les cultures et traditions préhispaniques et contemporaines, où les nouvelles représentations des communautés sont en perpétuelle transformation », Diego Moreno a grandi en s’abreuvant de cet héritage multiple. Migrations, conflits politiques, syncrétisme… Au cœur de cette mosaïque chaotique, les figures religieuses croisent les interrogations modernes, et donnent naissance à des réalités complexes et hybrides – sortes de créatures sombres et tentaculaires que l’artiste utilise comme une énergie créatrice.

C’est à l’adolescence qu’il découvre le médium photographique, venant d’une famille pour qui l’art est une discipline obscure. « J’étais perturbé par la violence domestique que je subissais. La photo s’est imposée comme un moyen de générer une autre image de moi-même. Car, dans mon environnement, j’étais non civilisé, je portais en moi trop de conflits identitaires », se souvient l’auteur. Qualifiant aujourd’hui sa création de « défiante, rebelle, ironique et profondément émouvante », Diego Moreno ne cesse de puiser dans la douleur qui l’a construit pour imaginer un univers horrifique et fantastique aux frontières du nôtre. Un monde où les monstres errent en liberté et corrompent les corps ordinaires, où les visages se déforment pour laisser apparaître la véritable angoisse, la véritable laideur – celle de l’intérieur.

© Diego Moreno

Ce sont les humains qui sont faux

À l’aide d’archives, qu’il reproduit et imprime sur du papier de coton et de bambou pour mieux se les réapproprier, Diego Moreno dessine, encre à l’aide de crayons, marqueurs, huiles, chlore, vinaigre ou encore graphite, des démons dans l’ordinaire. « J’ai commencé à travailler ainsi pour créer des réalités alternatives basées sur mon obsession et ma fascination pour l’anomalie. J’étais inspiré par les visions apocalyptiques de la religion catholique, que je suis depuis mes douze ans − j’étais un enfant de chœur », confie-t-il. Une éducation devenue cause de souffrance, puisque le photographe est rapidement stigmatisé en raison de son orientation sexuelle. « Jouer avec l’archive me permet de construire un espace où la culpabilité n’existe pas. Mais je rends aussi hommage à l’album de famille : un artefact fictif de nos vies permettant de conserver l’identité dans le temps, tout en reflétant, en parallèle, les violences silencieuses causées par l’Église et la famille », explique-t-il.

Alors, à l’aide de son instinct et de sa sensibilité, Diego Moreno peint sur les corps des figures inhumaines, instaure la peur et l’inconnu dans le banal. Un geste cathartique, lui permettant de faire face à ses propres craintes, tout en donnant à voir sa vision singulière du grotesque. « Au cours de mon existence, le monstrueux et l’anormal étaient les seules notions qui me touchaient, à cause du rejet que je subissais. Enfant, je souhaitais plus que tout être normal, moins sensible, pour ne plus avoir aussi mal. Mais c’était impossible. Je trouvais alors refuge dans mon imaginaire. Les monstres sont ainsi devenus des amis qui tenaient compagnie à mon âme solitaire », ajoute-t-il. Car repoussantes, effrayantes, les créatures des œuvres de Diego Moreno inspirent la fuite et le dégout – des sensations qu’il ne connait que trop bien. En incluant ces êtres étranges dans ses clichés, il propose une autre lecture de son histoire. Un récit où les marginaux prennent le dessus, se révèlent en dépit des réticences, dans une sincérité étonnante. « Les monstres ne prétendent pas être quelque chose d’autre. Ce sont les humains qui sont faux », déclare l’artiste.

© Diego Moreno© Diego Moreno

Déconstruire les normes

Mais plus qu’un conte personnel, le travail de Diego Moreno fait écho à l’héritage culturel et historique de son pays. « Le Mexique a construit son sens de l’humour grâce à la tragédie. Il y a ici une tendance millénaire à transformer le tragique en drôlerie, et je pense que celle-ci est fondamentale lorsqu’on souhaite toucher à des sujets inconfortables. Il me semble nécessaire d’aborder des sujets tels que l’homophobie ou la violence, et j’aime utiliser l’ironie pour en parler de manière plus universelle », explique-t-il. En choisissant de s’éloigner d’une représentation réaliste, l’auteur parvient à construire un projet aux nuances multiples, aux ramifications profondes, abordant différentes thématiques : la famille, la religion, la sexualité, l’aliénation… Autant de notions qui permettent de replacer son œuvre dans un contexte sociétal, anthropologique ou même identitaire. « J’entends exposer le système qui nous blesse en secret. Mon travail interroge et déconstruit les normes spirituelles, culturelles et intimes auxquelles nous sommes censées appartenir », poursuit-il.

Doigts crochus, faciès cornus, silhouettes sombres planant au-dessus de figures heureuses, mares ensanglantées, masques au bec pointu… Les apparitions de l’auteur deviennent ainsi des allégories poignantes. Autant d’illustrations de l’inconnu, de « l’autre » – celui que l’on n’accepte pas, celui que l’on s’entête à repousser. Ce mal qui nous ronge, dont les griffes enserrent nos épaules, dont la présence transforme nos rêves en cauchemars. Loin de construire un simple abécédaire horrifique, le photographe esquisse, à l’aide des créations de son inconscient, une véritable critique de notre société. Car si les démons demeurent des créatures qui nous hantent et nous effraient, ne sont-ils pas, finalement, le simple reflet de notre intolérance ?

© Diego Moreno© Diego Moreno

© Diego Moreno

© Diego Moreno© Diego Moreno

© Diego Moreno

© Diego Moreno

Explorez
Souffrance, évasion, exaltation : nos coups de cœur photo du mois
© Austn Fischer
Souffrance, évasion, exaltation : nos coups de cœur photo du mois
Expositions, immersion dans une série, anecdotes, vidéos… Chaque mois, la rédaction Fisheye revient sur les actualités photo qui l’ont...
30 novembre 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Make Me Beautiful : Yufan Lu et l’inaccessibilité des standards de beauté
© Yufan Lu
Make Me Beautiful : Yufan Lu et l’inaccessibilité des standards de beauté
Alors que le business de la chirurgie esthétique est en plein boom en Chine, la photographe Yufan Lu, se questionne sur les motivations à...
29 novembre 2024   •  
Écrit par Agathe Kalfas
Les remèdes argentés de Federica Baruffi pour guérir des traumas
© Federica Baruffi
Les remèdes argentés de Federica Baruffi pour guérir des traumas
La pollution, les carcans sociétaux et l’éloignement du collectif aux dépens de l’individualisme en Europe poussent Federica Baruffi dans...
29 novembre 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
Copyright Swap : Tamara Janes, sans feu ni droit
© Tamara Janes
Copyright Swap : Tamara Janes, sans feu ni droit
Sous le charme de la collection d’images de la New York Public Library, Tamara Janes conçoit Copyright Swap comme une manière de rendre...
28 novembre 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Jérémy Saint-Peyre et les cicatrices invisibles des traumatismes
© Jérémy Saint-Peyre
Jérémy Saint-Peyre et les cicatrices invisibles des traumatismes
Dans Là où même le bleu du ciel est sale, Jérémy Saint-Peyre s’intéresse aux « violences latentes », invisibles et douloureuses, qui...
Il y a 4 heures   •  
Écrit par Lou Tsatsas
La sélection Instagram #483 : vent glacial
© Kim Kkam / Instagram
La sélection Instagram #483 : vent glacial
La première neige de la saison est tombée. Le froid s’installe doucement dans notre sélection Instagram de la semaine. Les artistes...
Il y a 9 heures   •  
Écrit par Marie Baranger
Dans l’œil de Sara Imloul : un portrait et sa catharsis
© Sara Imloul
Dans l’œil de Sara Imloul : un portrait et sa catharsis
Cette semaine, plongée dans l’œil de Sara Imloul, autrice de Das Schloss. Dans cette série, à découvrir en ce moment même à Deauville...
02 décembre 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Les coups de cœur #521 : Aurélia Sendra et Hugo Payen
© Hugo Payen
Les coups de cœur #521 : Aurélia Sendra et Hugo Payen
Aurélia Sendra et Hugo Payen, nos coups de cœur de la semaine, figent les instants de milieux disparates. La première prend pour cadre...
02 décembre 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet