Que reste-t-il de nos rêves communs ? Gaël Bonnefon, Céline Pévrier et Typical Organization ont réussi un pari double : figurer le vide et créer un espace où cohabitent l’intime et le collectif. Immersion en Ariège ou dans les montagnes pyrénéennes, là où les récits intérieurs s’élèvent au rythme des réflexions engagées par des enfants. Aux jours inoubliables n’est pas seulement le résultat d’un projet de résidence, il est un ouvrage qui offre des espaces de respiration. Entretien avec un auteur qui apprend à aimer le vide autant que la photographie.
Fisheye : Peux-tu revenir sur la genèse de ce projet Aux jours inoubliables ?
Gaël Bonnefon : Les scènes de ce livre traversent les montagnes pyrénéennes. Elles se déroulent le long des rivières et des vallées, au travers des forêts, dans les cours d’écoles et autour des villages en Ariège. J’y suis né et j’y réalise des photographies et des films depuis mes débuts. Les séquences d’images en couleur proviennent de cette pratique personnelle et celles en noir et blanc sont issues d’un travail réalisé avec des élèves dans dix écoles primaires. En 2018, le Bus – espace culturel mobile a organisé une résidence dans le territoire du Couserans : un temps pour développer avec les enfants un échange artistique. Ce projet s’est construit avec la réalisation de photographies et l’écriture de textes. Nous avons travaillé la mise en tension du quotidien et de la fiction. L’ensemble documente les visions intérieures des élèves, livrant leurs rêves et désirs, leurs craintes et questionnements. Durant deux mois nous avons réalisé un grand nombre de photographies et textes abordant une multiplicité de perceptions possibles. C’est de cette matière fragmentaire et poétique qu’est né le projet du livre. En parallèle des prises de vues les élèves écrivaient des lettres qui étaient envoyées à un destinataire indéterminé habitant une vallée voisine : c’était comme ouvrir une porte à un inconnu. Ces correspondances tissaient des fils entre des personnes et reliaient des lieux entre eux, elles symbolisent les liens invisibles entre chacun, dans lequel les quotidiens se font écho silencieux.
Un mot quant au titre ?
Silence.
Aux jours inoubliables renvoie à des temps lointains, aux souvenirs occultés et à ceux qui restent, à ce qui structure malgré tout notre mémoire devenue parcellaire.
Ce n’est pas ton premier ouvrage et celui-ci est particulier… Peux-tu nous parler des spécificités d’Aux jours inoubliables ?
Aux jours inoubliables est un ouvrage rassemblant nos rêves communs. C’est un livre gris clair, son format est assez petit, il est pensé par rapport à la taille des mains d’un enfant. Cet ouvrage peut aussi ressembler à une sorte de petite bible dont le gaufrage laissé vide sur la couverture tissée nous annonce déjà qu’il s’agira d’absence(s). En l’ouvrant, nous nous rendons compte que les vides sont omniprésents. Les nombreuses images manquantes et textes élaborent alors une sorte de dialogue solitaire tout au long des 208 pages qui le composent. La maquette fait également penser à un album de famille dont les pages auraient été dépouillées, provoquant ainsi la perte de certaines images, laissant la place à une relation mystérieuse au monde et à son souvenir. Tout a été composé avec Céline Pévrier et Typical Organization et je les remercie infiniment de toujours pousser leurs livres aux limites.
Et ces pages vierges symbolisent donc des absences… ?
Elles forment une structure et une narration qui figurent des vides et des souvenirs, des oublis et des rémanences. La porte qu’ouvre la page blanche, l’image manquante, permet de venir questionner le potentiel figuratif du souvenir : l’image du passé. Figurer le vide c’est aussi une façon de révéler l’existence de ce qui pourrait être là. Laisser libre à l’interprétation de ce que chacun y projettera et faire naître des images mentales. Le concept de ce livre procède par soustractions récurrentes. D’abord il s’ouvre sur une photographie à moitié exposée, incomplète, puis une image disparue. Ensuite apparaît le visage d’un jeune garçon irradié par un rouge vif causé par l’entrée de lumière dans l’appareil, puis de nouveau une image vide et des pages laissées vierges. Enfin s’ouvre le paysage mystérieux d’un lac suivi de plusieurs autres où apparaissent la cime des montagnes et cette aube qui pose alors un décor chimérique à l’histoire. Au fil des pages viennent la mise en place et le rythme des vides et des images perdues. Elles sont délimitées par ces espaces plus clairs, comme si le temps avait laissé la trace de l’image qui a été. Par ces absences de représentation et cette figuration de l’absence, il est question ici à la fois de mémoire collective et de nos souvenirs personnels. Tout au long du recueil plusieurs récits incomplets se croisent textes, images et vides pour former un ensemble dont certaines parties resteront toujours cachées, vouées à rester inachevé, dans l’oubli.
En parcourant ton ouvrage, on aperçoit une séquence présentant des mains, que symbolise-t-elle ?
Cette séquence représente l’apparition des protagonistes de l’histoire. Les mains, sans les visages, suggèrent leur présence. On y voit d’abord une main très blanche ouverte sur un mur en pierre et dirigée vers le ciel, une autre tendant une poignée de cailloux à quelqu’un, puis une troisième qui cache un regard. Nous voyons ensuite sept mains levées dans le noir d’une salle de classe. Ce sont à chaque fois des gestes simples, des évocations de moments que je relie au magique, comme des rituels secrets que l’on se crée et qui incarnent la voie intérieure qui nous guide.
À qui est dédié cet ouvrage ?
À celles et à ceux qui n’ont que la voix qu’on leur donne.
Aux silencieux.
Qu’as-tu appris en travaillant auprès d’enfants ?
Aux jours inoubliables est un album de famille rêvé, à la fois générique et personnel, dont les vides sont devenus une nécessité. C’est aux côtés des enfants que se sont tissés ces témoignages inconnus et ces images incontrôlables. Le sentiment du livre s’est construit grâce au lien que j’entretiens avec eux et leur territoire à la fois géographique et émotionnel. Notre complicité vient du partage d’un territoire de souvenirs et de silence.
« Certaines nuits, la vérité » … Quelle est cette vérité ?
Celle que vous voulez voir. Le noir de nos nuits laisse naissance à un espace vide, à nos propres apparitions. Le texte du livre n’a pas de fonction didactique, mais il essaie d’ouvrir à nos propres récits.
Le texte est très présent dans cet ouvrage, en es-tu l’unique auteur ? Quelle est sa fonction ?
Les textes apparaissent sur les pages comme les sous-titres d’un récit intérieur, une sorte de voix off venue d’ailleurs. Ils sont un mélange de textes personnels, de l’ancien et du Nouveau Testament (que je me suis permis de reformuler), et des textes des enfants (également retravaillés) issus des lettres réalisées pendant la résidence. Ils forment un corpus de témoignages provenant d’inconnus imaginaires.
Un dernier mot ?
Plusieurs ! Voici quelques mots d’amis à propos de ce travail :
« Ce livre est le fruit d’un long travail silencieux et humble parmi des enfants et la nature sauvage des montagnes ariégeoises. C’est un travail tendre et bouleversant. C’est un livre solide et simple comme un toit, une forêt, une rivière, un sourire, une larme. Un roman d’images et de souffles, un livre que l’on veut mettre dans son bagage lorsque l’on s’en va, loin. Une main ouverte contre le ciel, le regard de l’enfant comme un seul soleil. »
Michaël Blin, novembre 2022
« Aux jours inoubliables est un livre magnifique… simple et complexe, délicat et courageux. C’est un livre pour adultes et pour enfants. C’est avec grâce qu’il parvient à réunir les extrêmes. Vides, images et mots par exemple. À chaque fois que je l’ouvre, quelque chose se rajoute et sa spontanéité est renforcée : je reviens non pas à l’enfance, mais à un état d’esprit magique, secret, et je me souviens que je dois toujours lui réserver une place vivante en moi. »
Lorenzo Castore, décembre 2022
Aux jours inoubliables, Sun/sunéditions, 208 p, 35€
© Gaël Bonnefon