« Faire face » : le livre coup de point de Camille Gharbi

08 juillet 2022   •  
Écrit par Anaïs Viand
« Faire face » : le livre coup de point de Camille Gharbi

Camille Gharbi propose avec son ouvrage Faire Face une étude tridimensionnelle sur les violences conjugales. Un très bel objet, édité par The Eye Edition, à retrouver à Arles, au Capitole, à l’occasion de la Arles Books Fair.

Peut-on tout faire par amour ? Non, bien entendu, la réponse est non. Pourtant, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, sur la période 2011-2018, on estime à 295 000 le nombre de personnes victimes de violences physiques et/ou sexuelles au sein du couple. Selon une étude lancée par la revue scientifique The Lancet, sur deux décennies, plus du quart des femmes dans le monde a subi, au moins une fois dans sa vie, des violences physiques ou sexuelles de la part de son partenaire. Soit un quart d’adolescentes ou de jeunes femmes âgées de 15 à 24 ans parmi les 500 millions de concernées. En 2019, une femme était tuée tous les deux jours par son compagnon ou ex-compagnon. Bien que terrifiants, ces chiffres tombent vite dans l’oubli. La logique patriarcale sévit toujours et les voix de femmes sont encore trop étouffées. Combien de femmes portant plainte sans blessure apparente ne sont pas considérées comme de véritables victimes ? « Les violences conjugales sont une affaire commune », rappelle la maîtresse de conférence Raphaële Bertho dans son texte intitulé « Devant la douleur des unes ». Peut-on tout utiliser par amour ? Non, une fois encore, non. Pourtant Cintia (21 ans), Marie-Christine (59 ans) ou encore Marcelle (90 ans) ont succombé. Un robinet. Une écharpe. Une enceinte. Une rallonge. Un tournevis. Du fil de fer. Drôle d’inventaire que cette (très longue) liste de complices inanimés. Durant un an, Camille Gharbi a épluché les articles de presse annonçant les féminicides commis en France, et a photographié ces objets du quotidien sur un fond neutre et neutralisant. « Un coussin, un fer à repasser : cela ne dit rien, en fait, cela dit tout. Le peu exprime tant », complète l’historien et écrivain Ivan Jablonka dans son texte « Nature morte pour les femmes mortes ». L’exercice a montré qu’il s’agit d’un phénomène de société de toutes les catégories socioculturelles et de tous les âges. Il a aussi témoigné du « danger invisible » pour reprendre les mots de Raphaële Bertho. Clichés judiciaires pour les uns ou assemblages cliniques pour les autres, ces objets familiers composent l’acte I – Preuves d’amour – d’une tragédie en trois temps autour des violences conjugales, édité chez The Eye Édition.

© Camille Gharbi© Camille Gharbi

La femme a mis au monde le monde

Dans l’ouvrage Faire Face, les victimes sont également confrontées à des auteurs de violences, incarcérés et engagés dans une démarche de réflexion. Car selon Camille Gharbi, la lutte contre les violences conjugales « passe par la protection des victimes, mais également par la prise en charge de leur agresseur·euses·s – clef de voute en matière de prévention ou récidive (…) leurs actes nous parlent de notre monde, de sa brutalité, de son injustice ». Point de jugement ni de victimisation, mais plutôt des témoignages glaçants de fils, pères, frères, voisins et collègues recueillis au sein de prisons. Aux côtés des portraits pleins de pudeur et de retenue, les regrets s’ajoutent aux remords et l’on réalise à quel point alcool et drogue peuvent causer l’irréparable. « Après avoir fait le pire, j’essaye de faire le bien. C’est la seule chose qui peut donner du sens à ma vie maintenant », confie par exemple Romain, 40 ans, en détention depuis l’âge de 30 ans pour homicide volontaire. Joe, 30 ans, lui aussi incarcéré pour violences aggravées, harcèlement et menaces de mort exprime un bel hommage aux femmes : « J’ai été élevé uniquement par des femmes : ma mère, mes sœurs, mes tantes… Elles m’ont appris le respect. Pour moi la femme, c’est la personne qui a mis au monde le monde ». Au fur et à mesure de la lecture, notre cœur balance vers une forme presque honteuse d’empathie. Il est peut-être vrai que notre société irait bien mieux si l’on considérait que Les monstres n’existent pas – titre du second volet.

© Camille Gharbi© Camille Gharbi

L’image compte autant que les mots

Le dernier chapitre de cette complexe réflexion s’intitule Une chambre à soi, en référence à Viriginia Woolf : « Il manquait à celles qui étaient douées pour affirmer leur génie de quoi vivre, du temps et une chambre à soi ». Une fois encore l’artiste prend le temps de recueillir des récits. Nous voici désormais auprès de femmes de 18 à 25 ans en situation de violences sexuelles, intra familiales et conjugales, hébergées par l’association FIT une Femme Un Toit. C’est Martha, 20 ans, qui ouvre le bal. « Je suis née dans un village du Congo. Quand j’avais 16 ans, mon oncle m’a donnée à mon ex-mari. C’était un business entre eux, j’étais un cadeau. Mon oncle, c’est le frère aîné de mon père : il est colonel dans l’armée… Qu’est-ce qu’on peut faire contre lui ? Il a dit à mes parents qu’il allait s’occuper de moi, de mon avenir, et il m’a donnée à son ami, un riche commerçant de 50 ans, une famille inconnue. Pendant deux ans, j’ai été séquestrée par cet homme. Il me battait tous les jours, me prostituait pour ses amis, me violait, me droguait, introduit la jeune femme. Quand tu arrives dans une situation de violence, il faut te battre, conclut-elle. Si Camille Gharbi rejette toute forme de sensationnalisme, cela n’empêche qu’on reçoit ces histoires en plein cœur – un véritable coup de poignard qui confirme l’extrême utilité de ce travail. « L’image, ça permet de retrouver confiance en soi », confie d’ailleurs l’une des protagonistes. Dans cet ouvrage poignant, l’image compte autant que les mots, et la reconstruction se joue à plusieurs niveaux. Camille Gharbi signe là un travail engagé et inédit. Elle ne porte pas seulement assistance aux femmes, elle choisit de faire face. 

Rencontrez Camille Gharbi à l’occasion de plusieurs évènements : 
Signature à la Arles Books Fair au Capitole, 19 rue Laurent Bonnemant le 8 juillet à 18h30.
Projection à la Fondation Manuel Rivera-Ortiz, en présence de Raphaële Bertho le samedi 9 à 18h.
© Camille Gharbi© Camille Gharbi

Faire Face / Camille Gharbi

© Camille Gharbi

Explorez
Laura Menassa : Beyrouth comme corps et paysage
© Laura Menassa
Laura Menassa : Beyrouth comme corps et paysage
Entre journal intime visuel et témoignage collectif, le travail de Laura Menassa explore la fragilité et la résilience au cœur de...
Il y a 2 heures   •  
Écrit par Costanza Spina
Une danse entre la vie et la mort capturée par Oan Kim
Le coup de grâce lors d'une corrida à Madrid © Oan Kim/MYOP
Une danse entre la vie et la mort capturée par Oan Kim
À travers un noir et blanc contrasté, qui rappelle la chaleur sèche de l'Andalousie, Oan Kim, cofondateur de l'agence MYOP, montre...
27 octobre 2025   •  
Écrit par Milena III
Kiko et Mar : voyage dans les subcultures de Chine
If you want to come and see me, just let me know © Kiko et Mar
Kiko et Mar : voyage dans les subcultures de Chine
Fruit d’une résidence d’artiste en Chine, la série If you want to come and see me, just let me know, réalisée par le couple de...
24 octobre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
MP#06 : un mentorat pour accompagner la singularité
© Jennifer Carlos
MP#06 : un mentorat pour accompagner la singularité
Chaque année, le Fonds Régnier pour la Création et l’Agence VU’ unissent leurs forces pour donner naissance à un espace rare dans le...
22 octobre 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Laura Menassa : Beyrouth comme corps et paysage
© Laura Menassa
Laura Menassa : Beyrouth comme corps et paysage
Entre journal intime visuel et témoignage collectif, le travail de Laura Menassa explore la fragilité et la résilience au cœur de...
Il y a 2 heures   •  
Écrit par Costanza Spina
La sélection Instagram #531 : dans le brouillard
© Francesco Topino / Instagram
La sélection Instagram #531 : dans le brouillard
Le ciel s’assombrit, les températures chutent. La vision se brouille. Alors que l’automne nous enveloppe dans une brume quotidienne, les...
Il y a 7 heures   •  
Écrit par Marie Baranger
5 questions à Charlotte Abramow : le souvenir de Maurice
© Charlotte Abramow
5 questions à Charlotte Abramow : le souvenir de Maurice
Sept ans après la publication de son ouvrage Maurice, tristesse et rigolade, Charlotte Abramow rouvre les pages de l’histoire de son...
03 novembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Les coups de cœur #564 : Lycien-David Cséry et Ana da Silva
© Ana da Silva
Les coups de cœur #564 : Lycien-David Cséry et Ana da Silva
Lycien-David Cséry et Ana da Silva, nos coups de cœur de la semaine, prêtent attention aux détails. Le premier observe les objets et les...
03 novembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger