Camille Gharbi propose avec son ouvrage Faire Face une étude tridimensionnelle sur les violences conjugales. Un très bel objet, édité par The Eye Edition, à retrouver à Arles, au Capitole, à l’occasion de la Arles Books Fair.
Peut-on tout faire par amour ? Non, bien entendu, la réponse est non. Pourtant, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, sur la période 2011-2018, on estime à 295 000 le nombre de personnes victimes de violences physiques et/ou sexuelles au sein du couple. Selon une étude lancée par la revue scientifique The Lancet, sur deux décennies, plus du quart des femmes dans le monde a subi, au moins une fois dans sa vie, des violences physiques ou sexuelles de la part de son partenaire. Soit un quart d’adolescentes ou de jeunes femmes âgées de 15 à 24 ans parmi les 500 millions de concernées. En 2019, une femme était tuée tous les deux jours par son compagnon ou ex-compagnon. Bien que terrifiants, ces chiffres tombent vite dans l’oubli. La logique patriarcale sévit toujours et les voix de femmes sont encore trop étouffées. Combien de femmes portant plainte sans blessure apparente ne sont pas considérées comme de véritables victimes ? « Les violences conjugales sont une affaire commune », rappelle la maîtresse de conférence Raphaële Bertho dans son texte intitulé « Devant la douleur des unes ». Peut-on tout utiliser par amour ? Non, une fois encore, non. Pourtant Cintia (21 ans), Marie-Christine (59 ans) ou encore Marcelle (90 ans) ont succombé. Un robinet. Une écharpe. Une enceinte. Une rallonge. Un tournevis. Du fil de fer. Drôle d’inventaire que cette (très longue) liste de complices inanimés. Durant un an, Camille Gharbi a épluché les articles de presse annonçant les féminicides commis en France, et a photographié ces objets du quotidien sur un fond neutre et neutralisant. « Un coussin, un fer à repasser : cela ne dit rien, en fait, cela dit tout. Le peu exprime tant », complète l’historien et écrivain Ivan Jablonka dans son texte « Nature morte pour les femmes mortes ». L’exercice a montré qu’il s’agit d’un phénomène de société de toutes les catégories socioculturelles et de tous les âges. Il a aussi témoigné du « danger invisible » pour reprendre les mots de Raphaële Bertho. Clichés judiciaires pour les uns ou assemblages cliniques pour les autres, ces objets familiers composent l’acte I – Preuves d’amour – d’une tragédie en trois temps autour des violences conjugales, édité chez The Eye Édition.
La femme a mis au monde le monde
Dans l’ouvrage Faire Face, les victimes sont également confrontées à des auteurs de violences, incarcérés et engagés dans une démarche de réflexion. Car selon Camille Gharbi, la lutte contre les violences conjugales « passe par la protection des victimes, mais également par la prise en charge de leur agresseur·euses·s – clef de voute en matière de prévention ou récidive (…) leurs actes nous parlent de notre monde, de sa brutalité, de son injustice ». Point de jugement ni de victimisation, mais plutôt des témoignages glaçants de fils, pères, frères, voisins et collègues recueillis au sein de prisons. Aux côtés des portraits pleins de pudeur et de retenue, les regrets s’ajoutent aux remords et l’on réalise à quel point alcool et drogue peuvent causer l’irréparable. « Après avoir fait le pire, j’essaye de faire le bien. C’est la seule chose qui peut donner du sens à ma vie maintenant », confie par exemple Romain, 40 ans, en détention depuis l’âge de 30 ans pour homicide volontaire. Joe, 30 ans, lui aussi incarcéré pour violences aggravées, harcèlement et menaces de mort exprime un bel hommage aux femmes : « J’ai été élevé uniquement par des femmes : ma mère, mes sœurs, mes tantes… Elles m’ont appris le respect. Pour moi la femme, c’est la personne qui a mis au monde le monde ». Au fur et à mesure de la lecture, notre cœur balance vers une forme presque honteuse d’empathie. Il est peut-être vrai que notre société irait bien mieux si l’on considérait que Les monstres n’existent pas – titre du second volet.
L’image compte autant que les mots
Le dernier chapitre de cette complexe réflexion s’intitule Une chambre à soi, en référence à Viriginia Woolf : « Il manquait à celles qui étaient douées pour affirmer leur génie de quoi vivre, du temps et une chambre à soi ». Une fois encore l’artiste prend le temps de recueillir des récits. Nous voici désormais auprès de femmes de 18 à 25 ans en situation de violences sexuelles, intra familiales et conjugales, hébergées par l’association FIT une Femme Un Toit. C’est Martha, 20 ans, qui ouvre le bal. « Je suis née dans un village du Congo. Quand j’avais 16 ans, mon oncle m’a donnée à mon ex-mari. C’était un business entre eux, j’étais un cadeau. Mon oncle, c’est le frère aîné de mon père : il est colonel dans l’armée… Qu’est-ce qu’on peut faire contre lui ? Il a dit à mes parents qu’il allait s’occuper de moi, de mon avenir, et il m’a donnée à son ami, un riche commerçant de 50 ans, une famille inconnue. Pendant deux ans, j’ai été séquestrée par cet homme. Il me battait tous les jours, me prostituait pour ses amis, me violait, me droguait, introduit la jeune femme. Quand tu arrives dans une situation de violence, il faut te battre, conclut-elle. Si Camille Gharbi rejette toute forme de sensationnalisme, cela n’empêche qu’on reçoit ces histoires en plein cœur – un véritable coup de poignard qui confirme l’extrême utilité de ce travail. « L’image, ça permet de retrouver confiance en soi », confie d’ailleurs l’une des protagonistes. Dans cet ouvrage poignant, l’image compte autant que les mots, et la reconstruction se joue à plusieurs niveaux. Camille Gharbi signe là un travail engagé et inédit. Elle ne porte pas seulement assistance aux femmes, elle choisit de faire face.
© Camille Gharbi