Grandir, c’est tenter de gravir une immense montagne dont le sommet est nébuleux. Grandir, c’est rejeter ses parents, tout en comptant sur eux. Le photographe français Thomas Klotz consacre un ouvrage à sa fille Ève, 9 ans, en pleine ascension. Ève, la montagne et la jeune fille propose une réflexion sur l’enfance comme sur notre rapport au monde.
Ici, un néon, là, un jouet. Il y a aussi des espaces vides, et des portraits. La protagoniste ? Ève. Une jeune fille perdue, mais dont la présence bouleverse. Son père ? Thomas Klotz, avocat de formation, devenu depuis plusieurs années photographe anti-humaniste. Après avoir publié un premier livre consacré aux paysages urbains des Hauts-de-France – sa région natale – en hommage à son père, il dédie son deuxième ouvrage à sa fille, Ève. « C’est un travail sur le quotidien, la répétition des journées, le rythme scolaire. 90 % des photos ont été réalisées dans un rayon de 300 mètres de mon domicile », annonce l’artiste.
Dans cette composition faite de couleurs saturées, Ève donne le la, et ses portraits deviennent le refrain d’une chanson en cours d’écriture. Car Thomas Klotz est convaincu que la collaboration se renouvellera : « Plus tard, au passage à l’âge adulte peut-être. On en parlera. J’aimerais la photographier toute ma vie en fait. Nous verrons ce qu’il restera d’elle quand je ne serai plus là ». Mais le temps ne presse pas, reprenons notre double déambulation. Car parcourir Ève, la montagne et la jeune fille, c’est s’autoriser une balade dans une ville endormie, et ressentir la poésie de l’attente. Une porte rouge, un hall d’immeuble vide, la vitre d’une devanture brisée. Autant de décors aperçus sur le chemin de l’école, et indissociable d’une adolescente en quête de soi. Qui suis-je ? Où regarder ? Que penser de mon environnement ? Quelle place tenir dans cette société qui s’ouvre à moi ? En bref, comment grandir ? Ève, nous ouvre, un instant, les portes de son quotidien. Absorbée par un monde plus grand qu’elle, un monde mouvant qu’il lui faut découvrir, appréhender, et dompter, elle observe sagement, non sans nostalgie. Car dans le monde de demain, il lui faudra faire ses adieux à l’innocence. « Ma fille est fantastique. Son univers intérieur est terriblement riche. Et les photos en sont ma description. C’est le devoir de chaque parent que de dire de son enfant qu’il est formidable. Elle s’arrête quand je la photographie, sans pourtant prendre la pose ». Si le photographe n’a pas choisi de documenter sa relation père-fille, une complicité tendre et bienveillante émerge de cet objet sensible.
Trône le mot « Turbulence »
« La photographie parle de tous les moments apparemment sans importance, qui ont en fait tant d’importance ». Ces mots signés Alain Resnais, et cités dans la préface de Bernard Plossu prennent ici tout leur sens. Il n’y a pas de « petits moments » dans la vie d’une enfant en pleine ascension. Les images composant Ève, la montagne et la jeune fille dérangent et intriguent. À l’image de cette vitrine, banale au demeurant, mais pourtant symbole de fragilité et de violence. En lettres bleues, presque floues, trône le mot « Turbulence ». « On peut y lire le cauchemar, l’angoisse. Les miennes, celles que j’ai pu lui transmettre sans le savoir, mais les siennes aussi. Celles qu’elle se crée seule. À 9 ans seulement, Ève a connu le cancer de ses grands-parents, les attentats parisiens, la séparation de ses parents, une certaine solitude, et aujourd’hui, la pandémie », commente Thomas Klotz. Et dans cette vie faite de turbulences, des animaux, surgissent parfois de nulle part. Ici, un gorille publicitaire – apparition effrayante ou objet convoité – et plus loin, des volailles curieuses. Un coucher de soleil, et face à nous, le pistolet de la princesse Leia pointé sur une map monde. Symbole de l’adolescente en rébellion ou métaphore de notre société en sursis ? « Ses photographies d’apparence si silencieuses, analyse Bernard Plossu, parlent de sa manière de percevoir le monde, son monde, car n’oublions jamais que chaque photographe voit et sent différemment des autres ».
Retrouvez Thomas Klotz ce soir, à 19h30, à l’occasion d’un live Instagram animé par le directeur de la Fisheye gallery.
Ève, la montagne et la jeune fille, EYD, 36€, 118 p. Disponible avec une édition de tête en exclusivité pour Fisheye.
© Thomas Klotz / Veepictures